SIDA, 9000 JOURS DE L'AUTRE CÔTÉ DES CHOSES, PAR DIDIER LESTRADE
Un ami m'a récemment dit qu'il n'avait plus le courage de mes indignations tant il était désabusé (ce qui n'est pas vrai, il se met heureusement toujours en colère sur FB) et sans lui répondre, j'ai fini par me dire, en secret, que c'était sûrement parce que je suis séropo. Ce mois d'avril marque le trentième anniversaire du test de dépistage qui m'a fait basculer de l'autre côté des choses. J'avais 28 ans, c'était au centre Fournier et je ne vais pas le raconter une fois de plus, ce fut un non événement. Je ne suis pas rentré chez moi en pleurant, je l'ai dit à mon premier vrai boyfriend de l'époque, Hervé Gauchet, qui est allé faire son test et qui était positif lui aussi, je l'ai assez vite dit à mes frères et ensuite je suis devenu un militant, c'est tout.
J'ai déjà décrit cette séropositivité au moment du dixième anniversaire, puis le vingtième, et le trentième me laisse perplexe, entre désintérêt et l'étonnant calcul qui me rappelle que 30 ans, c'est déjà une vie, dans le sens où je suis devenu séropo avant la naissance de certains de mes amis ou sexfriends. Comme toujours, je me sens obligé de rappeler que je n'aurais jamais pensé vivre si longtemps. C'est la principale raison de mon incapacité à investir financièrement dans ma survie, je n'ai rien préparé, je ne suis pas propriétaire, je ne possède rien. J'aurais pu, je ne l'ai pas fait, ce qui d'ailleurs nourrit chez moi un dégoût physique des gens riches en général. Ma survie incertaine m'a précarisé dès le début en me motivant surtout à faire quelque chose de ma vie. Ensuite j'ai du me protéger contre le complexe de survivant quand les autres tombaient malades et pas moi, quand ils mourraient et pas moi. Progressivement je suis devenu très insensible à la disparition des autres. Je m'en fous totalement quand une célébrité meurt, je suis devenu la carapace que je me suis construite. Je pense d'ailleurs que la vie serait plus simple et plus dynamique si les gens qui nous gouvernent mourraient plus tôt.
Sur Facebook ou ailleurs, on voit pas mal de gays dont le trentième anniversaire du sida leur tombe dessus, ce n'est même plus original. Il y en a plein qui sont séropos depuis 35 ans. On a tous les mêmes visages. On sait tous que cette crise épidémiologique est la plus incroyable des temps modernes, ce qu'elle a inventé, ce qu'elle a modifié dans la science et la sexualité. Elle n'est pas terminée car le nombre de personnes affectées qui attendent un traitement dépasse toujours le nombre de personnes qui contrôlent leur maladie. Mais la victoire est réelle, indiscutable. Nous avons vraiment fait quelque chose de nos vies. Pour nous et les autres.
Maintenant, nous sommes dans une autre période, celle des merveilleuses infirmières que l'on a vues depuis le premier jour et qui quittent l'hôpital car c'est le temps de leur retraite. Notre sang est passé par elles, pendant des mois et des années de bilans médicaux. Nous-mêmes, dans quelques années, ce sera notre retraite. En vieillissant, on se cale sur ceux qui ne sont pas séropositifs, par amour de leur santé. On se retient de parler de ce que l'on a vécu. Souvent, je me dis que finalement, on ne vous a pas trop fait chier avec notre condition. On vous a préservé. On ne vous a pas raconté le pire de cette catastrophe, la majeure partie d'entre nous a utilisé des aphorismes qui sont devenus des clichés. Le pire du sida n'a pas été raconté. Les livres et les documentaires avaient trop peur d'effrayer un mouvement de solidarité que nous étions parvenus à créer. Et puis, il y avait toujours cette humble idée selon laquelle il y avait pire que nous, des maladies encore plus graves avec encore moins de traitement. Des accidents de la route vraiment plus destructeurs. Des victimes de guerre, d'attentats et de famine qui nous faisaient passer pour des privilégiés de la souffrance. Donc on ne vous a pas trop emmerdé finalement, même si certains ont trouvé le moyen de tirer à eux la couverture du dolorisme et se faire du fric au passage.
Aujourd'hui ce qui me met en colère, c'est de prendre cette dizaine de pilules tous les soirs. J'ai écrit plein de fois sur ça mais tous les soirs, tous les soirs, tous les soirs, cette répétition depuis 1991 me rend dingue intérieurement. Au fil des années, j'ai traversé toutes les circonvolutions de la colère face à cette obligation. Je suis épuisé par cette compliance et je sais très bien que cela ne sert à rien, c'est ma prison à moi, celle que personne ne peut voir ni comprendre. Elle me suit partout où je vais. Au pire, je me permets de sauter une prise tous les dix jours, comme ça, comme une friandise ou un soupir, juste pour ne pas devenir fou. Je sais très bien que c'est pas grand chose à côté des diabétiques mais je pourrais devenir insomniaque uniquement pour le plaisir de les prendre le plus tard possible dans la nuit. J'en suis arrivé à un tel degré de haine que je prépare ces cachets à part, comme si je les cachais de mes invités alors que je sais qu'ils s'en fichent, alors qu'avant je le faisais presque sciemment devant eux pour les endurcir, pour les éduquer aussi. Désormais, c'est comme si je voulais les préserver de ce cliché de moi-même.
Être séropo vous change irrémédiablement mais ces pilules, ce sont vraiment les sorcières que l'on devrait montrer à tous ceux qui pensent que c'est pas trop grave de devenir séropo en 2016. Ma vie, c'est un plan fixe de 365 jours multipliés par 25 années donc 9125 prises de médocs ce qui, en plus, ne reflète pas du tout l'épuisante répétition du geste. Je ne sais même pas ce que ça veut dire 9000 jours, ça paraît très abstrait et très peu. Le pire, c'est que je suis reconnaissant. Ces pilules, même les plus toxiques, m'ont permis de vivre. Ma confiance dans la médecine est élevée. Les femmes et les hommes qui se sont occupés de ma santé, de ma peau, de mes dents, de ma vue, de mon cœur, de mes os et de mes entrailles, je leur dois mon équilibre mental. Mais trente ans, je n'aurais jamais pensé, je n'ai jamais voulu vieillir autant, ce n'était pas dans mon agenda. Je ne voulais pas mourir, mais je ne voulais pas vivre si longtemps pour autant.
Pendant ces trente années, nous sommes parvenus à vaincre cette maladie. Mais pendant ce temps, d'autres drames n'ont pas été résolus et se sont aggravés. La Palestine, la France et l'Algérie, le racisme. Un virus destructeur a été plus facilement vaincu que les conséquences du colonialisme. L'écologie est un cauchemar. La guerre qui nourrit les attentats. La faim et le manque d'eau. Le besoin hérétique des riches qui veulent toujours plus. Un autre ami qui est venu il y a deux jours me disait ce que je pense souvent, que pour les gays tout doit être happy happy happy. Même s'ils sont d'accord avec vous, ils vous détestent pour ce rappel de ce que nous sommes, de ce que nous avons traversé. Ils vous quittent un jour, par texto, sans expliquer pourquoi ils ne veulent plus jamais vous revoir. Et il faut se taire, ne pas se mettre en colère, accepter qu'on leur fait peur parce que, souvent, on est séropo et pas eux. Très récemment, deux anciens du militantisme gay sont morts, Jean le Bitoux et René-Paul Leraton. Les uns après les autres, nous mourrons alors que nous sommes des puits de connaissance, nous avons des milliers d'histoires à raconter et personne ne nous demande quoi que ce soit. Les archives de Têtu ont disparu, exactement comme les archives du Gai Pied. Les responsables de ces publications ont répété les mêmes erreurs, les mêmes crimes historiques parce que les jeunes ne veulent pas savoir et les vieux ont honte de leur passé. Dans un monde normal, nous devrions traverser le pays comme des raconteurs, vivre économiquement et socialement de ce souvenir, être accueillis by the old gods and the new. Ce gouvernement actuel nous a écarté comme toutes les archives non rassemblées où les morts vivent encore. Ce souvenir est délaissé au plus haut niveau car c'est une question politique évidente, exactement comme il fut compliqué de créer des archives juives ou comme on refuse toujours de créer des archives musulmanes. Ce qu'il reste, ce sont ces pilules que l'on cache et dont on ne parle pas.
Et Sidaction est parvenu à restreindre le sida à sa plus simple expression : "C'est compliqué".
Ouais merci, on savait.
Didier LESTRADE