Comment assassiner un intellectuel anticapitaliste ?

Un de nos lecteurs (et de Libération aussi, visiblement, d'ailleurs nous le lisons nous-mêmes) s'est étonné de la virulence de l'article publié hier sur l'économiste Frédéric Lordon, opposant déclaré au piège (pour lui) de l'Union européenne, qui ressemblait plus à une attaque ad hominem qu'à une réfutation de ses thèses. On se souvient de la retentissante couverture du Monde magazine qui évoquait un Jean-Luc Mélenchon sosie d'Adolf Hitler, on a vu récemment la tournure très personnelle que donnait Libération au débat avec Michel Onfray, et les lecteurs sont en droit de s'étonner que le portrait à charge, qui n'est le plus souvent que le reflet des fantasmes du journaliste, remplace de plus en plus souvent le débat d'idées. A-t-on le droit de critiquer les journaux ? Nous pensons que oui. 



Ceux qui ont acheté Libération ce matin mardi 1er mars 2016 ont pu bénéficier d'une grande, très grande, d'une incroyable leçon de journalisme administrée par Philippe Douroux, pages 20 et 21.

Ce Philippe Douroux est ancien rédacteur en chef de Libération puis de Télérama. Ces titres suffisent à prouver de quel grand journalisme parisien il relève, un journalisme que le monde entier nous envie, et dont on méconnait quand même les talents, puisqu' avec l'aide de quelques aigles intellectuels comme Patrick Poivre d'Arvor et Jean-Marie Colombani, ce type de journalisme est quand même parvenu à domestiquer et à endormir le peuple autrefois le plus spirituel et le plus rebelle de la terre.

D'ailleurs, Philippe Douroux aime aussi à redire d'où il vient : il fut à Libération, ancien « chef du service Économie, sous l'autorité de Serge July » (sic !). Un CV à faire pleurer d'émotion.

Ce rappel permet de comprendre que lors du triomphe de la révolution conservatrice néo-libérale , lors du tournant Reagan-Tchatcher-Mitterrand-Deng Xiaoping, les teneurs des marchés financiers enfin dérégulés n'ont pas perdu de temps pour prendre tout le pouvoir dans le monde occidental : au lieu de lorgner bêtement sur je ne sais quel Palais d'Hiver à investir ou sur n'importe quel hochet politicien vidé de ses prérogatives, ils ont tout de suite pris soin de placer leurs hommes aux postes clefs, c'est-à-dire de coloniser en priorité les services Économie des grandes rédactions des médias du service public audiovisuel et de la presse « parisienne-de-gauche-de-qualité », afin d'en exclure à jamais toute pensée critique. Ce qui fut fait, avec le succès qu'on sait, et qui nous a amené le règne Sarkozy puis l'ère Macron, le tout sous la menace Le Pen, etc.

Et ça fait trente ans que dure cette hégémonie idéologique obligatoire, à la gloire des boursiers, des licencieurs et des pollueurs, bravo Philippe.

Ce matin 1er mars 2016, page 20, Philippe Douroux était donc à la manœuvre, non pas seulement pour se vanter de ses états de service, mais pour dresser sur six colonnes un portrait de Frédéric Lordon, un auteur économiste-philosophe dont les critiques du capitalisme sauvage actuel sont souvent décapantes et redoutables pour la pensée unique.

Même s'il est permis bien entendu de discuter honnêtement de tel ou tel aspect des positions de Frédéric Lordon.

Mais discuter, il n'en était pas question ce matin dans Libération. Après avoir gaspillé des dizaines de lignes fastidieuses à déplorer que Lordon n'ait pas daigné le rencontrer, le dit Philippe Douroux s'est livré à un exercice inouï pour disqualifier son personnage-cible.

Et alors, on entre dans une dérive journalistique inédite pour discréditer sans aucun scrupule une personne publique. 

Jugez du peu : il ne s'agissait pas moins que faire de Lordon, doux directeur de recherche au CNRS, un cogneur violent, puis un incitateur aux meurtres staliniens ! Rien que cela !

Pour ce qui est du cogneur violent, c'est vite vu, et ceci dès le début de ce portrait, afin de lui donner aussitôt une orientation défavorable.

Philippe Douroux ayant remarqué que Lordon était baraqué (ah bon ?), il en tire la conclusion qui s'impose naturellement (je cite) : « Il a le physique de son discours : sec, solide, et musclé ». On a les fantasmes qu'on peut. Suite imparable : « Il aurait fait merveille dans les services d'ordre qui encadraient les 1er Mai de l'extrême gauche. Mais il est né trop tard (…) », etc. Cela, c'est du journalisme !

Mais ce n'est pas tout, la cerise sur le gâteau, pour Philippe Douroux, ce fut de parvenir de faire endosser à Lordon les fameuses odes odieuses et ridicules du poète officiel du PCF Louis Aragon appelant au meurtre politique selon les mots d'ordre d'antan du Komintern stalinien. Cela même si Lordon est né dix ans après la mort de Staline et qu'il n'a jamais été communiste ni même marxiste orthodoxe, lui qui se réclame de Spinoza l'hérétique.

Mais ce genre de détail ne gène jamais un mercenaire de la presse parisienne, quand tout est bon pour plaire à ses maîtres.

Mais voyons comment il est parvenu ce matin à associer Lordon et Staline (pourquoi pas Goebbels ?), car c'est quand même une performance, un morceau de bravoure incroyable qui fait honneur comme elle le mérite à la déontologie de la presse parisienne et à ses patrons capitalistes ou bien choisis par eux.

Je cite :

« De toute manière, à quoi bon débattre, encore faudrait-il que l’échange d’idées lui-même ait un sens. Il n’en a pas : «L’incrustation institutionnelle est tellement profonde que l’on n’arrivera pas à s’en débarrasser avant une décennie.» Il [Frédéric Lordon] évoque un «soulèvement». Il faut «leur faire peur», répète-t-il sans donner plus de contenu à cette intention. Au XIXe siècle, on parlait du nihilisme. Dans les années 70, en France, en Allemagne ou en Italie, cela s’appelait le terrorisme, ou la lutte armée. Frédéric Lordon s’arrête à la violence symbolique portée par des mots dont il ne dit pas qu’ils dépassent sa pensée. On s’interrogera plus tard sur la responsabilité de l’intellectuel si des petites mains passent à l’acte en reprenant les mots d’Aragon dans Front rouge : «Descendez les flics / Camarades / Descendez les flics […]. Feu sur Léon Blum […]. Feu sur les ours savants de la social-démocratie.» Le poète admirateur de Staline écrivait cela au début des années 30, peu de temps avant que Moscou ne valide la stratégie d’union avec la SFIO au sein du Front populaire. »

Fin de citation ! Lordon devient donc un potentiel intellectuel organique du terrorisme nihiliste et stalinien. Vous avez bien lu. Excusez du peu.

Vous pouvez consulter l'intégralité de l'article ici :

http://www.liberation.fr/.../frederic-lordon-l...

Voici en tous cas un morceau de prose qu'on ne pourra qu'étudier, pour l'imiter évidemment (?), dans les écoles de journalistes.

Ah oui mais direz-vous, cela est paru ce matin dans la page « Idées », donc le pamphlet y est de droit et la liberté éditoriale peut quand même prendre quelques libertés avec les faits. Certes, camarade néo-libéral et néo-conservateur, mais il faut souligner que sur le site internet de Libé aujourd'hui, ce monument de la pensée Douroux n'est pas annoncé comme un cri d'humeur, mais sérieusement présenté comme une « enquête » (voir photo de rubrique). Une enquête !

Et bien, si le journalisme parisien produit de telles « enquêtes », qu'est-ce qui le distingue, au juste, des lamentables dérives complotistes et poujadistes qu'on déplore sur les réseaux sociaux ? Sinon que celles-là sont bénévoles et que celui-ci est mercenaire ?

Par LUCKY ADELPHIQUE DOUILLARD

Source : http://lucky.blog.lemonde.fr/.../lexceptionnelle-lecon.../