A propos de la tribune condamnant Kamel Daoud, par Vincent Bonnet

Photographie © Laurent Manca (aperçu)

Photographie © Laurent Manca (aperçu)

Un bref rappel des faits : un mois après les événements survenus à Cologne le premier de l'an, l'écrivain et chroniqueur algérien Kamel Daoud publie une tribune dans "Le Monde", titrée « Cologne, lieu de fantasmes ». Au lieu de s'en tenir aux clichés ("il ne faut pas généraliser" etc), il va droit à un sujet dont on comprend maintenant qu'il vaut mieux l'éviter si l'on ne veut pas se faire rouer de coups, et pas seulement par des musulmans intégristes : la misère du rapport aux femmes dans le monde arabo-musulman. S'ensuit une autre tribune publiée dans "Le Monde", signée par une trentaine d'universitaires, et au titre qui ne laisse pas de place à l'ambiguité : « Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés ».  Sa conclusion : "Après d’autres écrivains algériens comme Rachid Boudjedra ou Boualem Sansal, Kamel Daoud intervient en tant qu’intellectuel laïque minoritaire dans son pays, en lutte quotidienne contre un puritanisme parfois violent. Dans le contexte européen, il épouse toutefois une islamophobie devenue majoritaire." Voici donc Kamel Daoud islamophobe ! Ou, pour le moins, enjoint de garder ses critiques pour lui, pour ne pas "faire le jeu" des racistes. Invité donc à garder le silence par ceux qui, logiquement, devraient se réjouir que viennent des paroles libres du monde arabe, Kamel Daoud vient d'annoncer qu'il renonce à ses "activités journalistiques". Nous le prions de ne pas le faire. De ne pas même y penser. 
 

Kamel Daoud s'est quasi retiré du journalisme, parce que, quand il est journaliste, que fait Daoud ? Il tranche dans le vif du sujet, à ses risques et périls. Que font les sciences humaines ? La même chose, un tour de prestidigitation en sus pour faire oublier que la production d'énoncés universitaires traverse une loi du silence qui mine et organise la communauté : pour que ses investigations existent, elle a besoin de quelques prébendes, obtenues dans la confection du silence et une belliqueuse parcimonie. Cette part du silence du monde universitaire n'empêche pas qu'on donne de la voix en s'engageant dans la lutte et, depuis quelques décennies, l'indétermination est devenue coutumière entre l'engagement et le savoir des sciences humaines. C'est un signe plus général de l'appauvrissement de la lutte aujourd'hui qui doit désormais s'achalander d'un équipement « scientifique » censé mieux représenter et défendre les intérêts de ceux-là que la lutte concerne qu'ils ne pourraient le faire eux-mêmes, – les chercheurs en sciences humaines. Qui croient que le passage de leur réflexion à l'action est « naturelle ». Les signataires de la tribune contre Daoud n'ont ainsi pas proposé de solution au problème que les événements « gravissimes » de Cologne pose, parce que la dénonciation de l'islamophobie leur suffit comme mode résolutoire. Ils s'indignent : la vie des migrants est assez compliquée comme ça pour ne pas en rajouter une couche. Mais ça laisse complètement l'immigré musulman, lui, dans l'indignité, la vraie, celle suggérée par leur raccourci indigné et absurde : s'il est lubrique, c'est qu'il est éprouvé par la vie. Daoud en éprouve de la honte, qui assure le passage à l'empathie pour ces jeunes harragas. L'indétermination du militant et de l'universitaire est, quant à elle, à ce point banale que – vrai paradoxe – on ne s'interroge jamais sur ses figures d'identification à lui, pas même dans ses programmes de recherche – qui n'ont pas vocation à mettre au travail la subjectivité qui préside au désir de trouver. Alors que la réponse est claire : s'il n'y a pas de musulmans dans cette affaire de Cologne, c'est qu'il n'y a que des malheureux à qui l'on continue de faire la guerre au prétexte de l'islam – le tour de passe-passe est fait : nous voilà replongés dans le récit de l'Occident colonial et de ses valeurs civilisatrices. La présomption d'un sens moral chez le jeune harrag – quelles que soient les « conditions sociales, politiques et économiques qui favorisent [ses] actes » et dont les signataires dressent un début d'inventaire : « l'hébergement des réfugiés ou les conditions d'émigration qui encouragent la prédominance des jeunes hommes » – devient le signe du sentiment de supériorité de celui que la définition d'un espace de cohabitation où l'on s'entende sur les limites du tolérable interpelle.

À l'autre bout de cette chaîne d'intimidation, comme l'ont écrit Serenade Chafik ou Fawzia Zouari, le geste transfrontalier des pétitionnaires du silence sur la culture arabo-musulmane semble passer le message subliminal « que rien ne bouge en terre d'islam ! », alors qu'on croyait cette revendication réservée aux fondamentalistes. Une proposition de toute façon incompatible avec leur ambition : pas de savoir du nouveau sans des sociétés qui bougent. Alors ? C'est bien l'excuse condescendante faite à Kamel Daoud d'être algérien qui nous indique la vraie pomme de discorde : le référent islamiste. Au fond, parce que, pour eux, sur un vivre ensemble toujours risqué, il n'y a que ceux qui pensent mal (Pegida) et ceux qui pensent à mal (Daoud) – ou des « débats apaisés » et des communautés ouvertes sous la houlette d'une Université qui se prendrait pour le surmoi de la société et « approfondirait »... les excommunications, ils se font les garants du cours que l'islam prend, est-ce à dire qu'il ne peut être que bon ? En enterrant la hache de guerre entre des valeurs potentiellement antagoniques, ils exhaussent certaines d'entre elles : celles dont ils font la part inattaquée, jamais risquée à l'exposé. Tout se passe comme si l'émotion censément surdéterminée de Daoud ne pouvait s'élever à la dignité de la doctrine quasi informulée qui soude la communauté universitaire – et le papier de Daoud dans Le Point du 25 février est un cinglant démenti à l'accusation de la vacuité de son humanisme. L'embêtant, c'est que l'avortement du débat tient lieu dans cette tribune de débat, puisque débusquer la tentation « civilisatrice » vous placerait d'emblée du bon côté de la barre – ceux qui savent préserver leur probité – ou qui s'en payent une sur le dos de Daoud.

Mais qu'ont ces intellectuels-là à nous dire ? L'une des signataires de la tribune, la franco-tunisienne Jocelyne Dakhlia, défend justement son sens de la probité dans les colonnes du Monde du 14 décembre 2015 où elle appelle à ne pas laisser « aux seuls djihadistes le monopole d'une action pour équilibrer le désordre [du] monde et y faire justice » (1). C'est donc, en toute logique, que leur action a pour signification d' « équilibrer le désordre du monde et y faire justice » ! Les djihadistes portent l'étendard de la revanche des vaincus ? Leur « assurance d'équité » fait envie ? C'est le ressentiment anti-occidental qui s'allie à la mauvaise conscience des ex-colonisateurs pour produire la tribune contre Kamel Daoud. Peut-on imaginer pire fondation au pont à construire entre les deux rives de la Méditerranée ? Si cette doctrine tient lieu d'humanisme, on peut se demander quelles ressources il propose pour combattre le sexisme importé des réfugiés en provenance des pays arabes, à quelle autorité puiser pour fixer des limites, condition même du vivre ensemble. Ce qui pourrait passer pour un lapsus sous la plume de Jocelyne Dakhlia n'est au fond qu'une opération prophylactique pour laver l'islam de toute responsabilité : l'islam ne peut pas porter les germes de la violence, dût-on passer en perte et profit le constat, autour de la radicalisation, que si « le phénomène religieux n'est pas pathologique, il y a quelque chose d'un dérèglement qui est amené à un certain moment par le phénomène religieux » (2). Suivant la distinction opérée par Dalal el-Bizri, les sociétés arabes se trouvent prises dans une double pince : une crainte pour l'islam et une peur de l'islam. Ciment de l'être ensemble, l'islam est menacé d'être phagocyté par le daechisme, alors que la critique de l'islam a toujours été rendue périlleuse dans les régimes autoritaires des pays arabes. Cette peur composite est elle-même subséquente de changements trop brusques, une tourmente aux responsabilités complexes et partagées, et la bouche d'ombre – la victimisation – produit une nouvelle censure en distribuant ses accusations d' « islamophobie ». En sismographe des servitudes, Daoud jette ses éclairs sur une réalité difficile à caser dans les théories. Quand elles, s'accommodent mieux qu'à leur tour à l'époque de sommations (« Si on n'est pas d'un côté, on est de l'autre ») où nous semblons tragiquement rivés. Au nom des sciences humaines, ou d'un sociologisme qui prend ses concepts pour la réalité.

Vincent BONNET, Docteur en sociologie, intervenant en Thérapie Sociale.

(1) https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=528618517314213&id=445148138994585 (2) Selon Fethi Benslama : https://vimeo.com/153206573

Photographie © Laurent Manca (aperçu)