Des rivages (des lointains) #3, par Arnaud Maïsetti

D’Indonésie, quelques hommes désignent un point de l’horizon où le soleil se lève ; est-ce pour le rejoindre ? Ou parce que la terre où ils vivent est trop sèche et trop humide ? Ou pour la forme des vagues ? Les promesses du ciel ? De milliers d’années plus tard, on retrouve une embarcation à des milliers de milles du rivage où ils vivaient, échouée sur un récif d’Australie. Lentement, on regarde le savoir des bois liés ensemble et la puissance du navire, la science subtile et secrète des cordages et l’ampleur du désir : on étudie longuement la barque, ou le bateau, ou le vaisseau, ou le radeau, ou l’arche (les noms se bousculent). On finit par admettre que pour bâtir ce navire, il fallait bien savoir parler, et compter, et se faire entendre. Mais que les hommes qui ont posé les mains sur ces bois étaient à peine des hommes, plus proches des bêtes qui hurlaient pour chasser à mains nues et dormaient sur le sol rocailleux des grottes ; qu’ils enterraient à peine leurs cadavres, et adoraient la lune comme des chiens, et le soleil comme des amants. Comment ces créatures avaient-elles pu rêver, puis fabriquer une telle machine : ces bois liés ensemble, et qu’on pouvait tenir à plus de cent et franchir des mers pendant des jours et des nuits ?

Alors c’est ainsi (ai-je seulement bien compris ?) qu’on a daté l’invention du langage : non par les mots, mais par le fruit des mots, et ce fruit mort entre nos mains, il faut songer qu’il a surgi des flots au matin pour franchir la mer et passer l’horizon et atteindre l’Australie qui ne portait pas de nom, mais semblait plus proche du soleil. Est-ce un hasard que c’est dans les entrailles fossilisées d’une barque de migrants qu’on date la naissance du langage ? 

Je pense souvent à cette barque — et peut-être que je rêve à cette légende comme ils ont rêvé au soleil. Il faudrait consulter les savants et leurs livres. J’avais entendu cela il y a longtemps maintenant, entre deux trains, deux bus, deux villes, à la radio. Peut-être ai-je tout rêvé. Pourtant, je n’ai pas inventé mon désir pour ces hommes. J’imaginais les hommes et les cris qu’ils inventaient à mesure qu’ils nouaient les cordes ; j’imaginais les femmes et les enfants qui inventaient d’autres cris pour inventer d’autres façons de nouer les cordes avec le bois et de dresser sur la terre la forêt qu’il leur ferait franchir la mer. J’imaginais longuement les cris et les mots que chacun soudain lisait en eux. Et comme à chaque cri devait répondre un geste, et à chaque geste, une manière d’accomplir sur le bois la beauté du monde inventée : désirée de l’autre côté des vagues.

Franchir la mer, c’est bien avant de gravir une montagne. Au pied de l’Himalaya, les Anglais qui découvrent le sommet du monde désirent immédiatement le gravir. Là, des peuples habitent depuis des millénaires, qui n’ont jamais eu l’idée même de passer les premiers cols où l’air manque. Pourquoi atteindre le sommet ? Parce qu’il est là, répondait Sir Hillary. Les peuples qui vivaient là le regardaient sans comprendre : eux voyaient l’horizon, et qu’il était là, et qu’il appelait davantage.

Franchir, passer, habiter le mouvement instable des vagues de mer et de dunes ; épouse et n’épouse pas ta maison, va. 

Nous, on aura planté des frontières comme des bornes dans le vent épais de l’histoire, ou comme des lanternes au milieu de la nuit pour repousser l’aube. Dans des millénaires, on se demandera qui étaient ces hommes qui pensaient que la terre était marquée au sol par des traces qui rejetaient au-dehors ceux qui étaient dehors ; bientôt, nous saurons qu’au dedans du monde, les hommes simplement passent pour aller d’un bord à l’autre du monde chercher l’endroit où vivre et mourir, et qu’il appartient au désir des lointains d’aller simplement, comme il appartient aux hommes d’être créatures du lointain. Nous serons tous poussières de poussières depuis longtemps quand on déchirera tout cela, les frontières comme les traités, joyeusement, dans le vent. 

En attendant, je songe lentement aux gestes de celui qui aperçoit l’Australie, le désigne, et crie un mot qu’il hurle pour la première fois et que tous autour de lui comprennent et répètent à travers leurs larmes d’épuisement et de soif et de joie, un mot qui reste intraduisible dans notre langue – mais qui possède aujourd’hui des équivalents par milliers en Syrien ou en Libyen.

Arnaud MAÏSETTI


Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | CarnetsFacebook et Twitter @amaisetti.