Danièle Linhart : le management moderne du travail vole jusqu'à l'âme des salariés
C’est par le récit d’une opération de mise à distance de ses émotions que Danièle Linhart ouvre son livre : bouleversée par une séance de projection de vidéos dans lesquelles des femmes ont raconté la manière dont le travail les « vampirisait », la sociologue raconte comment elle a dû faire appel à tout ce que son métier lui a appris sur le travail pour échapper à l’envahissement et la contagion de cette souffrance. Et c’est un des grands enseignements de son livre, écrit à partir d’années d’enquêtes et d’observation du travail : ce n’est pas d’un surcroît de compassion pour les travailleurs dont nous avons aujourd’hui besoin pour améliorer les conditions d’exercice du travail, mais d’un surcroît de prise en considération de leur professionnalité. Ce n’est pas l’humain que nous devons remettre au centre — des travaux des sociologues ou du management des entreprises —, c’est au contraire la professionnalité, le métier, le travail, les savoir-faire, les qualités, les qualifications, qui n’ont cessé d’être rendus invisibles mais qui sont pourtant le seul véritable fondement de la fierté du travail bien fait, de sa possible reconnaissance et de la résistance à la souffrance.
Tout l’ouvrage vise à expliciter cette thèse essentielle qui prend son origine dans la conception du travail que défend Danièle Linhart : le travail n’est pas d’abord une activité individuelle, permettant la réalisation de soi ou étant au contraire vécue comme une épreuve. C’est une activité profondément collective, une « activité sociale qui contribue à répondre aux besoins des autres, à partir d’une compétence, d’un savoir, un rôle social qui définit des droits et des devoirs, un rôle qui ne dépend pas des particularités de chaque individu mais qui se caractérise par des manières de faire, validées par la société ». C’est une affaire de professionnels et ces valeurs professionnelles sont précisément ce qui rattache les individus les uns aux autres et ce qui protège les personnes au travail.
Or, ce que l’auteur met en évidence est qu’après la catastrophe pour le travail humain qu’ont représentée le taylorisme et le fordisme, avec la déshumanisation du travail qu’ils ont promue en toute bonne conscience, au nom des lendemains qui chantent et de l’alliance entre progrès de la technique et progrès social, le moment dit post-tayloriste a engendré une catastrophe non moins terrible : la surhumanisation managériale. C’est à partir de ce moment que, rompant avec l’interdiction de l’initiative, les entreprises vont au contraire en appeler à l’implication totale des travailleurs, à l’engagement de toute leur personne dans le travail, leur promettant là encore des lendemains heureux.
Danièle Linhart montre comment cette surhumanisation met précisément la personne à nu, transformant le travailleur protégé par ses qualifications et son savoir-faire en personne vulnérable réduite à ses capacités individuelles, dépouillée de toute professionnalité. Et c’est ce qui explique en partie que les maux du travail, pourtant déjà bien présents à l’époque précédente, fassent plus de ravages aujourd’hui : le travail est devenu une épreuve individuelle et les collectifs de travail, ces groupes informels qui résistaient au travail prescrit, faisaient du travail réel une expérience collective et socialisatrice, rusaient avec les pénibilités et minimisaient la souffrance, ont quasiment disparu.
Paradoxalement, ce sont les lois Auroux qui leur ont porté un coup fatal en instaurant un droit d’expression direct et collectif, et en officialisant des groupements qui avaient besoin d’ombre pour bien fonctionner. Arrivées dans un moment de faiblesse syndicale et de démobilisation des salariés, les lois Auroux ont par ailleurs contribué à institutionnaliser les syndicats et à transformer les militants en experts. La mise à mal des collectifs a ensuite été accentuée par la politique systématique d’individualisation de la gestion des salariés et d’organisation de leur travail.
Dans la droite ligne de la réflexion ouverte par D. Mercure et M. Vultur dans leur livre "La Signification du travail" [1], Danièle Linhart souligne les affinités électives entre les jeunes et le management moderne : affinités (suggérées, forgées, fabriquées) entre le désir de réussite individuelle et les opportunités ouvertes par le travail devenu une arène où faire montre de ses capacités. Le management moderne mise sur cette catégorie de travailleurs pour « développer des formes nouvelles de mise au travail axées autour de la mobilité, de la disponibilité, de la flexibilité ». Finalement, et contrairement à ce qu’ils prétendent, les hérauts du post-taylorisme continuent de penser, dans la droite ligne de l’OST (l’organisation scientifique du travail), qu’il ne faut pas faire confiance aux salariés eux-mêmes mais toujours à des experts extérieurs (bureaux des méthodes ou consultants) pour trouver les bonnes manières d’être performants. La conclusion de l’auteur, que tout bon sociologue du travail ne peut que partager, s’impose : nous ne pourrons sortir de ce cercle vicieux que si nous parvenons à considérer les salariés comme des professionnels dignes de confiance.
PAR MÉDA DOMINIQUE
LINHART Danièle , « La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale », Toulouse, Éditions Érès, 2015, 158 p.
[1] Mercure Daniel et Vultur Mircea, La Signification du travail. Nouveau modèle productif et ethos du travail au Québec, Québec : Presses de l’université Laval, 2010.
Cet article a été publié par "Futuribles", un centre de réflexion et d’études prospectives qui vise une intégration efficace du temps long dans les décisions et les actions : "Notre conviction est que pour agir librement et construire le futur de nos organisations et de nos sociétés, la compréhension et la prise en considération des évolutions en cours est primordiale. Notre travail consiste donc à repérer, analyser et comprendre les grandes transformations en cours, à cerner les principales incertitudes, à concevoir des processus de décision et d’action intégrant la prise en compte du long terme et l’implication des acteurs dans la construction du futur."
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