Des fantômes | ou la vie sauvage, par Dimitris Alexakis

Grèce : "Négocier avec les fantômes aura sans doute été l’erreur la plus funeste de notre histoire récente ; il nous aura fallu six mois pour comprendre que les fantômes ne négocient jamais mais attendent, plus immobiles et plus silencieux qu’un sphinx, que les enfants soient épuisés."

« nous ne voulons pas perdre le pays »

(Franz Kafka, La Colonie pénitentiaire)

 

Nous avons vécu longtemps dans la compagnie des fantômes et peut-être, par malheur pour nous, sommes-nous les seuls à pouvoir les décrire.

Négocier avec les fantômes aura sans doute été l’erreur la plus funeste de notre histoire récente ; il nous aura fallu six mois pour comprendre que les fantômes ne négocient jamais mais attendent, plus immobiles et plus silencieux qu’un sphinx, que les enfants soient épuisés.

Aujourd’hui, nous avons au moins la consolation de pouvoir parler et de dire qui ils sont : nous avons tout perdu.

Les fantômes ne connaissent pas la faim, ni la soif. Ils ne connaissent pas la colère, ni l’amour. S’ils ne dorment pas, ils ne connaissent pas l’insomnie.

Ils sont sans enfance, sans passé, sans parents et sans avenir.

Comme tous les fantômes, ils n’ont que l’apparence d’un corps : aucun d’entre nous ne pourra jamais les toucher.

Ils sont propres : leur seule action un tant soit peu humaine est de se laver les mains ; ils passent chaque jour de longs moments, les doigts tendus sous un jet d’eau froide, à se savonner les phalanges et la moindre articulation, le moindre repli de peau en se regardant dans un miroir immense, dans des toilettes à plafond haut, au parquet blanc et sonore, aux parois de métal brillant.

Ce sont ce qu’ils appellent leurs temps morts.

Leur image se réfléchit sur les murs lisses. Il arrive qu’ils se lavent les mains en même temps, à plusieurs, le long des blocs d’émail blanc, en file, les uns à la suite mais à distance des autres, chacun scrutant ses traits, ses ongles ; s’ils ont du goût, ce n’est que pour ce contact savonneux et liquide sur leurs paumes et sur le revers de leur main.

Beaucoup ne les connaissent que par les vêtements qu’ils portent ; les fantômes, comme chacun sait, sont vêtus de costumes de prix. À force de les fréquenter, nous avons cependant commencé à saisir d’imperceptibles nuances d’un costume à un autre.

Paradoxalement, les fantômes vêtus des costumes les plus colorés sont aussi les plus féroces ; inversement, ceux qui ne sourient jamais, ceux dont l’expression s’apparente à celle d’un cadavre tout juste exhumé se sont avérés être les plus conciliants, les seuls à écouter, un peu, nos arguments ; ceux-là, justement, portent des costumes gris perle et un regard d’une tristesse infinie.

Notre plus grande surprise aura été de découvrir que, parmi le Conseil des fantômes, siégeait aussi une femme ; nous étions persuadés que les fantômes ne pouvaient être que des hommes.

La sidération que cette découverte a provoquée en nous ne s’est pas effacée. Aujourd’hui encore, nous nous perdons en conjectures sur le rôle que cette femme fantôme a joué dans les délibérations ; certains font remarquer que la fantôme était absente au moment de la réunion du 20 juin, particulièrement critique, d’autres pensent au contraire que son absence était délibérée et a justement précipité notre perte.

La vérité se trouve sans doute à mi-chemin : l’unique fantôme femme porte probablement la même cruauté, le même degré de ruse, la même indifférence que ses collègues hommes du Conseil.

Ils ne crient pas et ne clignent pas des yeux.

Ils sont sans rêves, et leur cruauté même n’est pas de leur fait ; elle est inscrite dans les choses, dans le métal des monnaies, dans les longues séries de chiffres des titres de la dette, sur les écrans des Bourses, dans les fuseaux horaires ; s’ils n’ont jamais aimé, ils n’ont jamais haï non plus.

Ils sont sans rêves ; ils n’ont jamais souffert du manque, n’ont jamais traversé en songe un lac de montagne, n’ont jamais suspendu d’ampoules colorées au-dessus d’une place de village ; leurs morts, s’ils en ont, ne les visitent pas et leurs enfants, s’ils en ont, n’ont pas d’anniversaires.

Leurs plats n’ont pas d’odeur ; leurs hôpitaux sont de longs corridors vides, sans médecins ni patients ; et l’oxygène même est une valeur boursière.

Ils sont peut-être les premiers hommes libres : libérés de la mort, libérés du travail, souriants.

Les fantômes (à l’exception d’un seul, le plus falot, celui dont le sourire nous inspire peut-être la plus profonde tristesse) sont extraordinairement grands ; ceci explique pourquoi, en entrant pour la première fois dans la salle du Conseil, nous avons été pris de vertige : là-bas, la dimension des pièces, la longueur des couloirs, la hauteur des plafonds, la taille des lustres et la largeur des tables ― tout est à leur mesure ; cinq de nos enfants au moins pourraient se tenir endormis sur une seule de leurs montres.

Ils ne savent pas ce qu’est la faim.

Ils ne connaissent pas le prix du pain. Ils ne se souviennent pas d’époques où leurs ancêtres n’avaient pas autre chose à manger.

Ils ignorent le prix des voyages en car de la capitale au village et n’ont jamais dormi dans le salon de deuxième ou de troisième classe d’un navire, toutes télévisions allumées.

Ils ne vivent pas à la périphérie, dans des lotissements aux murs et balcons identiques. Ils n’ont jamais repeint de bleu la porte de leur appartement.

Ils parlent peu et se contentent le plus souvent de serrer la main de leur vis-à-vis en souriant.

Les fantômes gouvernent en souriant.

Nous nous sommes souvent demandé si ce sourire les quittait quelquefois, s’il n’était pas la marque d’une infirmité tournée en avantage, s’ils sourient aussi lorsqu’ils pleurent.

Mais les fantômes ne pleurent pas, ne mangent pas, ne se promènent pas dans la ville et, lorsqu’il pleut, la pluie ne les effleure jamais.

Certains pensent que ce sourire est une expression vide de sens, sans contexte, sans coordonnées affectives, une simple contraction du visage qui a pour effet de rendre le réel irréel.

D’autres font remarquer que ceux qui exécutent les ordres des fantômes ne sourient jamais, par exemple, en jetant des familles à la rue.

On sait que le sourire de ceux qui ont perpétuellement peur a toujours quelque chose de comique.

Mais de quoi ont-ils peur, les fantômes ?

De nous.

De la peur.

De la poussière et de la crasse.

De l’angoisse, des hommes et des tourments qu’ils leur infligent.

De mourir, de n’être pas vraiment des fantômes.

Du langage, des hurlements des nourrissons, des chiens et du ciel étoilé ; des nuages, car leur imagination est morte depuis longtemps.

De la mort, qu’ils pensent avoir exilée dans un univers parallèle.

De la poésie et des mots.

Des femmes.

Des vieillards.

Des enfants qui voyagent, qui sont venus seuls et qu’il faut enfermer.

Ils ont peur d’eux-mêmes car ils ne peuvent nommer ce qu’ils font. Ils ne peuvent pas dire : nous vous prendrons l’air. Ils ne peuvent pas dire : nous vous prendrons l’eau. Ils ne peuvent pas dire : nous vous empêcherons de respirer jusqu’à ce que vous imploriez notre aide.

Ils ne peuvent rien dire du réel et c’est pourquoi leur sourire a quelque chose d’étranglé.

De quoi ont-ils peur, les fantômes ?

Ils ont peur simplement, peut-être, de ce jour où ils cesseront d’être des fantômes ; ils savent qu’ils ne pourront passer leur vie à l’intérieur de ces tours de verre et que le jour viendra, un jour pas si lointain, où il leur faudra en sortir.

Passer le tourniquet, le premier sas, le deuxième sas, déposer à l’accueil leur accréditation et leur clef de sécurité, se défaire de leur gilet de plomb, pousser sans aide la lourde porte de verre et commencer avec hésitation à marcher seuls dans la ville, leur mallette à la main.

Ils savent qu’ils cesseront à l’instant d’être des fantômes pour redevenir des hommes et pensent que nous les accueillerons alors avec des cris de haine, mais ils se trompent, comme ils se sont toujours trompés : nous serons là, dehors où nous avons toujours été, à l’extérieur de la tour, sur la rue, en une foule joyeuse et émue : nos enfants rachitiques, élevés au chlorure, s’avanceront d’un pas timide et déposeront entre leurs bras de grandes gerbes de fleurs rouges ; nos suicidés les enlaceront d’un geste tendre ; nos malades leur offriront, pour leurs premiers jours en ce monde, les derniers médicaments de nos armoires à pharmacie et même les plus pauvres d’entre nous auront les larmes aux yeux.

Dimitris Alexakis, Athènes, 27 juillet 2015


Né à Paris en 1971, Dimitris Alexakis a été conseiller littéraire aux éditions  Le Seuil, L'Olivier et Verticales. Installé en Grèce depuis 2000, il a commencé à écrire en grec en 2009 pour le ThéâtreStudio de l'école allemande d'Athènes. Il anime avec Fotini Banou l'espace de création artistique Κέντρο Ελέγχου Τηλεοράσεων (Centre de contrôle de la TV) à Kypseli, un quartier d'Athènes. Vous pouvez le retrouver sur son site : ou la vie sauvage, ou sur sa page Facebook. Il est une des références de L'Autre Quotidien sur la Grèce.