La Zone Grise d'Ursula Schulz-Dornburg, une vision clef !
Depuis un demi-siècle, Ursula Schulz-Dornburg explore trois thèmes majeurs : les démarcations et les frontières, l’architecture et l’environnement bâti, ainsi que l’impact humain sur l’environnement et les paysages. Superbe et première rétrospective hexagonale à la MEP.
La scénographie en a été pensée par l’artiste qui y présente plus de 250 œuvres réalisées entre 1980 et 2012. Chaque corpus est présenté sous forme d’installation conçue pour le lieu même. Ainsi, le travail qu’elle a effectué en Irak, en Mésopotamie, en Syrie et le long de la frontière séparant la Géorgie de l’Azerbaïdjan documente l’histoire et l’incidence des démarcations et frontières, qu’elles soient naturelles ou artificielles, soulignant combien les jeux de pouvoirs, l’avènement et la chute des empires bouleversent les paysages et les gens qui y vivent. Dans sa série « Transit Sites » en Arménie, et dans celle du chemin de fer reliant Médine à la Jordanie ou encore « Ploshchad Vosstaniïa – Place de l’Insurrection », c’est à l’architecture et au mouvement que l’artiste s’est intéressée, montrant comment l’environnement bâti et les infrastructures institutionnelles survivent souvent aux régimes qui ont décidé de leur construction. Enfin, dans ses séries « Opytnoe Pole » et « Chagan », sur les anciens sites d’essais nucléaires de l’ex-Union soviétique et les archives du blé à l’Institut Vavilov de Saint-Pétersbourg, elle met en lumière l’impact de l’homme sur la nature, les liens de cause à effet entre les contingences politiques et la destruction de l’environnement et des ressources naturelles, un thème d’une brûlante actualité climatique. Greta quand tu nous tiens …
Et le moins qu’on puisse dire est qu’Ursula Schulz-Dornburg a créé un environnement qui, non seulement sert son propos, mais lui donne à chaque occasion, pour chaque installation, une vraie singularité et un discours cohérent. Au premier coup d’œil, on tombe sur l’inverse d’un catalogue de formes organisées, une installation qui fait résonner les clichés entre eux, définit le propos et en offre des instants et leurs lignes de fuite. Ensuite, sujet par sujet, Miss Schulz-Dornburg nous place devant l’Histoire (du paysage, en repoussant les limites de la photo d’archi ou encore en archivant/montrant des données pour le futur.) par ses choix de traces/motifs/singularités.
Mais, de fait, c’est bien le présent qu’elle nous livre en témoignage, Simon Baker, directeur du lieu, cite à ce titre Paul Virillio et son Bunker Archéologie de 1975 qui mêle recherche et photographies en apparence «documentaires» avec une sensibilité sculpturale qui semble relever davantage de l’avant-garde minimaliste que d’une histoire conventionnelle de l’architecture militaire. Alors, Ursula Schulz-Dornburg dépasse le propos en y ajoutant d’autres dimensions comme l’écologie, le passage du temps et les traces du passé qui s’entrechoquent avec le présent pour en mieux dire à la fois l’écart et la pérennité.
Sa série sur les Arabes des marais repart là où Wilfred Thessiger s’était arrêté dans son livre, à montrer un éco-système que Saddam Hussein a entrepris de démolir en traitant ses habitants de dégénérés parce que n’offrant aucune allégeance au parti Baas - mais surtout parce que la population avait caché les déserteurs de la guerre Iran/Irak. Et ces photos témoignent de la persistance/ reconstruction de ce mode de vie millénaire qui profite aujourd’hui de la déconfiture du régime pour défoncer les barrages et mieux remettre en place l’éco-système fragile de la région. Il en va de même avec le train oublié en Jordanie et le peu de constance des régimes politiques. C’est encore plus flagrant avec les arrêts de bus brutalistes ou totalement surréalistes dans le paysage arménien. Mais il faudrait tous les citer, en méditant à chaque arrêt sur la notion de zone grise, prise dans toutes ses acceptions : à la lumière, à la place de l’Histoire, à la notion de passage du temps, à celle de passage indéfini où quelque chose se donne tout en ne s’offrant jamais complètement.
Et puis enfin, il faut revenir sur sa démarche artistique située aux confins de l’avant-garde et du minimalisme - et c’est peut-être ce qui nous plaît le plus ici, en relevant à la fois d’une tradition topographique allant de Charles Marville à Eugène Atget en France, de George Barnard et Timothy O’Sullivan à Walker Evans aux États- Unis, tout en apportant sa vision, clé pour nous, d’une photographie post-moderne qui vous envoie à la gueule aussi bien l’avant, le pendant que l’après d’une situation - tout le bonheur des séries est là, à défragmenter les situations et en montrer le minimum signifiant pour lui donner une plus grande envergure. C’est cela et plus encore, le travail de Ursula Schulz-Dornburg. Et c’est très bien; à la manière de Marcel Duchamp et sa Mariée mise à nu par ses célibataires m’aime ! .
Jean-Pierre Simard le 16/12/19
Ursula Schulz-Dornburg - Zone Grise - The Land in Between -> 16/02/20
M.E.P. 5/7, rue de Foucry 75004 Paris