Le ramdam du poulpe de Lucie Picandet

Un an après avoir reçu le Grand Prix de “Drawing Now”, Lucie Picandet revient avec la suite de son œuvre qui distille toujours ses obsessions pour l’écriture, le cinéma, la peinture et les objets. Cette fois, on est convoqué par “Le Soir du poulpe”, à découvrir vite au Drawing Lab.

Lucie Picandet, Agent Jouffleur – Sur les deux Oreilles, détails – Celui que je suis, 2018, Aquarelle et gouache sur papier, 76 x 54,5 cm. Collection privée © Galerie GP & N Vallois

Entre installation et performance, on retrouve l’humour paradoxal, la quête du non sens dans l’écriture et la volonté de cinéma qui s’affirme avec un story board de court-métrage complet … Elle en parle elle-même superbement, laissons-lui la parole, à la découverte d’un univers en expansion.

“L’espace-temps est un mollusque très affectueux et plein de surprises qui s’est émancipé de son coquillage par la force des choses.

En fouillant dans ses entrailles, on comprend mieux dans quel abîme les humains sont fourrés. Quant à nous, pauvres agents saxiphrages, esclaves du bon vouloir de l’écrivaine qui n’a de cesse de nous jeter contre les pierres de sa parole inlangue, nous sommes les vaisseaux d’or du poulpe. C’est lui qui, à coup de cerveaux ventousés, nous envoie dans les couloirs immenses, les anneaux et les grands toboggans de la mémoire d’Hui, où tombent en catastrophe, et le sujet et la raison, pour faire émerger le souvenir, si lointain et insignifiant soit-il. Les sens se rassemblent, un son, une lumière, une sensation, et voilà la réminiscence. Soudain, ce court instant passé devient immense, il devient toute la pensée, tout ce qu’on peut mettre dedans. Et voilà que l’infime et immémoriale pépite enfouie au fond du poulpe, s’est déployée le long de son tentacule; ce, de telle manière que, depuis plusieurs années, sans le savoir, c’était sur lui que reposait la moindre de ses pensées.

Lucie Picandet

Tiré du titre de ma nouvelle écrite en 2011, Le Soir du Poulpe est également un projet de court métrage en cours de réalisation. Dans cette exposition, vous pourrez voir les planches du story-board, avant d’entrer dans l’une des pièces du décor : une chambre de bonne parisienne où la protagoniste écrit justement la nouvelle Le Soir du Poulpe. Le héros de son ancien roman Celui que je suis, est mort sur son lit après avoir été refusé par toutes les maisons d’édition. L’écrivaine poursuit son activité envers et contre tout mais l’écriture a dépassé les mots de la langue et ce qu’elle a à écrire, il lui faut à présent le gratter, l’arracher, le creuser avec une parole sauvage qui ne pourrait appartenir qu’aux bêtes. C’est ainsi qu’elle entre dans les entrailles du poulpe et accède à des sensations immémoriales, celles d’avant la parole où la pensée circulait librement dans sa tête.

Le projet de film rassemble non seulement des textes et des dessins, mais aussi des volumes tels les Paroles, ces mains d’animaux levées pour donner leur parole d’honneur et laissant ainsi voir à l’intérieur de leur paume, l’intimité de leur rapport au monde, singulier, qu’il s’agisse de la terre qu’il faut creuser, du bois de l’arbre qu’il faut griffer ou de l’eau dans laquelle il faut glisser pour y habiter… Ces intérieurs de mains, ces intérieurs de mots, sont aux nôtres, aussi monstrueux et mystérieux que le peuvent être des mots tels que « Nogaïde », « Hizogle » ou « Radamacame » à notre langue habituelle servant à désigner des objets connus. Ce sont en fait les noms des Emophones, ou morceaux d’émotions sonores dont l’un d’eux est présenté dans cette exposition sur son autel.

En effet, le contour hasardeux, accidentel du caillou lorsqu’il devient émophone, vient alors au monde comme pour la seconde fois. Il est alors exactement ce qu’il est. Pas une seule arête, pas une seule saillie, pas un seul plan n’est le fruit du hasard. Sa forme est alors aussi connue, attendue, codifiée qu’une icône orthodoxe. Comme elle, il revient de l’infini et tout de lui est déterminé. Il en est de même pour le nom du caillou qu’il suffit de prononcer une fois pour le faire passer du néant à quelque chose. Telle est la magie de la parole donnée et pourquoi elle ne peut valoir que pour la vérité.

Les Paysages hospitaliers, série de dessins au pastel à l’huile réalisés sur une mosaïque des papiers, ne sont autres que les entrailles du Macchabée d’Hui sur le lit. L’Hui, c’est-à-dire le héros de Celui que je suis, mon roman refusé. A l’image dont a progressé l’écriture de l’histoire le Soir du Poulpe, le dessin prend forme au fur et à mesure, d’un bord à l’autre de la feuille, un peu comme on le ferait avec un cadavre exquis. Chaque fois que j’approche du bord de la feuille, le plan chirurgical a tendance à bifurquer au dernier moment, au point de renverser parfois complètement intérieurs et extérieurs, lignes et volumes, vides et pleins. Lorsque le regard du scientifique plonge avec l’outil dans le corps humain, il y ouvre des espaces jusqu’alors intriqués et donne des noms à ce qu’il voit. Ainsi, en ouvrant les cadavres on y a aussi ouvert la langue pour y ajouter des termes. Les détails de ces Paysages hospitaliers  qui sont les grands formats de la pièce principale, plongent encore plus profondément le regard dans ces labyrinthes.

Dans les ténèbres abyssales de ce corps creusé par la volonté de savoir, peuplé par la volonté de nommer, déformé par la volonté de voir, on trouve les Agents émophoniques saxiphrages qui comme leur nom l’indique, percent la pierre de l’émophone pour y récupérer l’émotion singulière qui l’a imprimé dans la mémoire d’Hui. Ce sont des agents d’écriture au même titre que les machines d’écriture encore en fonction dans le cadavre. Ils sont cités dans le poème Le Grand Tanneur écrit dans la cage d’escalier et représentés çà et là dans l’exposition.

Lucie Picandet

édité par Jean-Pierre Simard le 7/20/2020
Le Soir du poulpe de Lucie Picandet->20/02/2020
Drawing Lab 17, rue de Richelieu 75001 Paris