« La Femme de Tchaïkovski » de Kirill Serebrennikov n'est pas simplement un film d'amour méchant
Que se produirait-il si la passion des 24h de la vie d'une femme de Stefan Zweig durait toute une vie ? La folie, celle de La Femme de Tchaïkovski. Une folie pour raconter autant son drame que celui de son pays, d'hier comme aujourd'hui, par Kirill Serebrennikov.
Faire jouer à des hommes et des femmes ce qu'on a écrit/pensé/voulu, c'est le rêve de tous les êtres débordés par l'impossibilité d'être en accord(1). Kirill Serebrennikov est de cette pente. Dans son dernier film, La Femme de Tchaïkovski, il a choisi de parler de l'hier pour l'aujourd'hui, filmer la fin du tsarisme superbe quand un autre voudrait se césariser pour l'éternité, parler de l'aujourd'hui des femmes aussi en mémoire de leur hiver. Pour dire l'hier et l'aujourd'hui, première idée forte de mise en scène qu'un auteur du 19e siècle, Stefan Zweig, pratiquait en littérature : la parenthèse, pour la désenchanter. Kirill Serebrennikov, afin de réaliser le portrait d'une femme, choisit d'y placer alors le flash-back, comme si le souvenir de cette Russie-là, remontant du fond des âges, devait demeurer absolument à distance, une manière de répondre à tous ceux qui instrumentaliseraient l'histoire, la poutinisant pour la convertir en armement.
Tchaïkovski, célèbre compositeur, meurt à Saint-Pétersbourg en 1893. Il va cependant continuer de hanter sa femme comme il l’a fait de son vivant. Dans un flash-back dense et lancinant de plus de deux heures, Kirill Serebrennikov refait alors le film de leur histoire, revient sur leurs noces funestes scellées à l’église Saint-Georges, à Moscou, en 1877. Un film historique ? Biopico-passéiste, un procès moscovite ? Josué Morel, pour Critikat, souligne sur ce plan les limites du film qui, tout en étant « le plus digeste » du réalisateur (pour être un biopic, justement), révélerait les limites de sa mise en scène. S'il y a limite, cependant, dans La Femme de Tchaïkovski, c'est à vouloir les repousser au possible par la mise en scène, précisément. La parenthèse empruntée par le cinéaste pour y placer le flash-back ne sera pas le placard à fantasme d'une historiette. Il s'agit au contraire de dire l'épreuve par le jeu de la réalisation, le temps long de l'histoire pour parler de cette femme, sa peine immense comme celle que l'on peut éprouver à l'égard d'une certaine Russie. Pour servir ce propos par la forme : le choix du plan long, comme à son accoutumée pour le cinéaste. Des plans séquences pour continuer de creuser ses obsessions. Des plans longs pour faire éprouver à la fois l'épuisement d'une femme, penser le génie du compositeur, la performance des acteurs les révélant tous. Ou comment par le plan et l'épuisement de chacun, y compris le spectateur, Kirill Serebrennikov en vient à révéler, à partir pourtant d'un décor relativement pauvre comme d'une situation sordide, le fantastique et le merveilleux comme la psychose des personnages se matérialisant dans des scènes orgiaques autant que par des visions apocalyptiques. La Femme de Tchaïkovski n'est donc pas simplement un film d'amour méchant.
Pourtant, le titre du film aurait pu augurer du contraire. Antonina Muliokova, interprétée au noir de son diamant par Alyona Mikhailova, aime autant sans doute Tchaïkovski qu'il la rejette. Elle l'aime comme un pays peut aduler ses symboles, hors toute proportion, comme s'il espérait être gagné par leur génie, s'ébouer, se débarrasser de toutes ses ordures qui font la boue du film. Mais comment gagner par la raison ce qui est hors raison : par le mariage, dans un contrat scellant une union bord cadre pour celui qui était homosexuel, ce que le spectateur découvrira sur le tard, au mitan de La Femme de Tchaïkovski, à demi-mot, chuchoté, pour mieux montrer par un effet cinéma, sans discours aucun, ce qui était encore indicible à l'époque. Une dissimulation qui ne permet pas de faire comprendre d'emblée au spectateur la haine du compositeur, comme si elle était consubstantielle de son génie. Chacun accédera-t-il dès lors à la paix des braves par ce mariage, Tchaïkovski pour des raisons d'argent et politiques, autant qu'Antonina concrétisant enfin son amour ? Au contraire, ce qui révèle l'aspect hautement politique du film, pour parler de l'aujourd'hui de la Russie, c'est que le stade ultime de la grandeur, c'est la folie. Curieusement, ce que montre finement Kirill Serebrennikov dans La Femme de Tchaïkovski, c'est que ce type d'amour ne peut être qu'un malentendu. Cette entente ne pourra être scellée que sur fond de désaccord. De leur mariage, depuis leur mariage, Antonina et Tchaïkovski ne pourront que divorcer, officieusement. Écart, encore, donc, non plus dans le temps mais dans l'espace, et ce plan long, pour nous y tenir au plus proche. Tchaïkovski partira ainsi pour Saint-Pétersbourg, Antonina cloîtrée dans ses appartements. Comment donc refermer cette parenthèse spatiale pour Antonina, qui fait sa plaie ? Comment cette femme se rattachera à cette figure presque mythique de l'époque tsariste ? Comment remplira-t-elle ce vide ? Par la folie, pour finir dans son antre, là où il ne fait pas beau, en 1917, dans un hôpital psychiatrique, au moment de la révolution russe. Morale provisoire, pour l'époque poutiniste : la Russie éternelle n'existe que pour ceux qui y croient, dans les asiles.
La critique voit cependant simplement dans le regard d'Antonina un mélodrame. La Femme de Tchaïkovski raconte surtout l'histoire d'une passion dévorante pour un objet fétichisé de son vivant, l'histoire d'une femme trompée par son propre amour. En vérité, le parti pris du regard sur Antonina, précieux, repose dès l'abord sur un pas de côté. La scène d'ouverture est précisément contre-programmatique. Le film s'ouvre sur une scène mensongère. 1893, la veuve de Tchaïkovski, à l'instant de se rendre à la veillée funéraire, hésite sur le message qu'il s'agira d'inscrire sur la couronne mortuaire, pour rendre gloire comme faire postérité. Le sentiment naît faussement chez le spectateur d'un amour ardent qu'il s'agirait d'exprimer, quand, rejoignant la veillée, saut dans le temps, parenthèse sur parenthèse refermée qui ne peuvent que claquer, Tchaïkovski se lève d'entre les morts, se réveille pour l'insulter frontalement, « Je te déteste, je te hais ». L'impression du mélodrame classique, celui de la femme de l'ombre rabaissée par le mari génial n'y survivra pas. La Femme de Tchaïkovski est un film de biais, non pas un mélo mais un film sur la folie.
Antonina présente assez tôt des signes d'égarement dans sa passion amoureuse totalement dévorante, de type bovaryste. Il y a chez elle un imaginaire porté vers l'absolu à la fois artistique et amoureux, un romantisme ultra idéaliste. Mais, ce qui est intéressant dans La femme de Tchaïkovski, est que Kirill Serebrennikov montre que ce romantisme est autant le produit de son époque. Son bovarysme n'est pas simplement le fruit de son imagination. Il lui vient sans doute autant, sinon plus, d'un imaginaire qui est celui de l'époque, qui entend la façonner, la modeler pour n'en faire qu'une côte sortie de son Adam. Intelligemment, Kirill Serebrennikov montre que cet imaginaire tout féminin est une construction programmatique de la société russe, autant que d'autres de l'époque de la fin du 19e. Au fond, cette société ne lui laisse que les miettes sur la table du dimanche : aux hommes le réel, le pouvoir de l'action, aux femmes l'imaginaire, cette main gauche de l'esprit. Cette société patriarcale lui délègue comme aux autres femmes de son rang, ce faisant, un bien curieux pouvoir que montre à l’œuvre le cinéaste : c'est qu'à les empêcher de travailler, à leur déléguer le seul imaginaire du prince charmant, cette imagination, loin de les libérer, les corsète. La Femme de Tchaïkovski est donc autant un film de l'aujourd'hui, le MeToo sans doute le plus subtil de l'époque. En effet, si le bovarysme de Kirill Serebrennikov n'est pas tout à fait flaubertien, qui est davantage comportementaliste, quand le cinéaste passe par le fantastique autant qu'il semble plus humaniste, il n'en étrille pas moins les envolées lyriques de ce romantisme dix-neuviémiste pour en filmer chaque coin. Le romantisme n'est pas simplement une réaction au classicisme, à la raison, à la tradition. Chez Kirill Serebrennikov, il en est d'une autre manière la reconduction : ce romantisme-là n'a pas aboli la servilité des individus, surtout des femmes, aux règles, aux codes, aux convenances, il les a renforcés autrement.
Du haut de sa tour où aucun prince ne viendra pourtant la sauver, Antonina ne peut donc percevoir qu'un bourdonnement sourd, l'acouphène de la solitude. Faute d'avoir un retour en amour, lui reste à se répéter mimétiquement, soliloquant. Mais ce penchant à la solitude la menace. Elle ne parvient plus à quitter l'atmosphère de son appartement. Elle régresse à l'état d'embryon et remplace le liquide amniotique par sa folie parce qu'elle sait bien qu'on ne voit plus quand on baigne dans le noir. Elle devient une femme enfermée, sans aucune autre clé pour sortir que de se réfugier dans cette folie. Cet enfermement est sans doute rassurant, pour sa famille comme pour la société. Elle ne ferait aucun mal à quiconque si elle savait s'y tenir. Elle serait dans l'auto-entretien mécanique de ses fonctions de gestatrice. L'ordre naturel des choses s'y épanouirait. Mais c'est faux. La société n'aime pas les ermites. L'ermite, qui vit reculé, nie la vocation de la civilisation. Dans sa réclusion, Antonina constituerait la critique vivante de la société russe. Elle en souillerait le contrat social. Comment donc accepter cette femme qui passe la ligne en permanence et s'accroche au premier vent qui passe, multipliant les amants ? En lui vendant précisément un mensonge social sur la bienfaisance de sa réclusion, espérant qu'elle le croira, en lui laissant pour seule compagnie l'imaginaire pour lui supputer une improbable évasion. Il faut bien rêver pour se surprendre quand on est déjà mort dedans.
Mais que veut-elle dire, sa folie, pour cette Russie de la fin du 19e ? Que la femme, sans l’homme, ne serait rien. Que la féminité, ça coule, ça coule de partout, c'est poreux, ça s'enfuit, ça contamine tout. Alors sa société a imaginé des enveloppes pour elle. Elle l'a mise dans de beaux draps. Elle lui a inventé des contes et des princes charmants. Elle lui a laissé l'imagination. Mais, paradoxalement, une imagination qui serait un enfermement, pour la modeler à sa guise, en faire un être servile. Une imagination pour dire la limite, un voile invisible, pour que ne sorte pas sa féminité, qu'elle reste à l'intérieur où ça pourrit.
Dans cette folie, elle ne menace pas la société des hommes. Tout juste en incarne-t-elle la critique. Il la tolère comme si elle appartenait à un ordre intermédiaire, une caste médiane entre le barbare et le civilisé. Qu'elle pourrait être légère cette pensée. Comme elle préluderait au détachement final : on ne se sentirait jamais aussi vivant que mort au monde. Mais non. Antonina jouait au loup, la société la voudrait ours. À l'enraciner. À la mettre en terre, elle qui venait du vent. Elle voulait voyager comme une flèche décochée d'un arc. Ils la veulent pieu fiché dans le sol. À se végétaliser pour que son être s'enracine. Sa vie, une serre. Elle était enchaînée à l'obsession du mouvement, droguée d'espace. Elle courait après le temps. Croyait qu'il se cachait au fond des horizons comme son mari. Cette gymnastique dans les muscles, elle va en conserver le souvenir. Un jour, elle sortira. Un jour elle est sortie. Pour de bon. Définitivement. Dans la folie.
Dans le même temps, ce qui fait tout l'intérêt de ce portrait de femme est qu'il n'est ni doloriste pour provoquer la sympathie du spectateur, ni celui d'une énième mère courage. Il est celui d'un être humain, filmé sur ses arêtes vives, depuis ses failles, Kirill Serebrennikov ne dissimulant pas ses saillies antisémites comme chacun de ses débordements, la difficulté à s'accommoder de ses désirs et pulsions sexuelles d'autant plus qu'ils sont réprimés par son mari absent. Un portrait de femme qui n'est pas simplement le faire-valoir de Tchaïkovski, qui ne serait que son miroir déformant, qui est au contraire filmé avec empathie par le cinéaste, qui est celle de Klimov, de Sokourov, empathie toute tarkovskienne, avec une distance qui ne sera jamais de la froideur, non pas clinique mais analytique. Une juste distance, donc, qui est une autre idée de mise en scène, pour ne pas être gagné par effet de contagion par cette folie pour qui voudrait s'approcher trop près d'un quelconque génie russe dans l'espoir de s'immortaliser, perspective, s'il en est, encore une fois, toute poutinienne : n'être ni trop près (à l'instar de Blonde d'Andrew Dominik, pour d'autres effets), ni trop loin de son sujet, dans la juste distance, ce plan séquence qui par sa longueur permet d'être dans la mesure de ses personnages, de leur emboîter le pas sans pour autant être de leur danse macabre.
Prendre la mesure, c'est encore filmer la folie d'une femme, d'une époque, pour en arpenter l'étendue, ce délire qui va aller croissant, la réalité devenant de plus en plus mouvante. Où le décor se modifie sans coupure temporelle comme la perspective chez Van Gogh peignant sa chambre dont les lignes de fuite lui échappent autant que sa folie. Sous cet abord, La Femme de Tchaïkovski se laisse vampiriser par la peinture du 19e pour mieux en exploiter les puissances, des Rivages de Bohème de Van Gogh pour dire aussi la tristesse à l'évident Cri de Munch. Surtout, plus subtilement, à la peinture de Vilhelm Hammershøi, avec ces personnages de femmes enfermées dans leur décor qui font leur immense beauté comme leur solitude. Or, sur ce plan, une nouvelle fois, Kirill Serebrennikov fait suer au possible le manque de financement de son film pour en tirer sa force : faute de pouvoir rendre totalement la grandiloquence de la fin du tsarisme, sa magnificence – et on lui rendra grâce de n'avoir pas fait un film à costume, qui est toujours un film postiche, poussiéreux – , il filmera dès lors ses personnages de près, comme pour mieux signifier qu'ils sont prisonniers de leur décor autant qu'Antonina de sa folie. Y compris dans les extérieurs est ressentie l'oppression de chacun, rendue par le cadrage, les focales longues. L'appartement, qui renvoie encore à toute la peinture de Hammershøi, exprime aussi bien la folie du personnage, qui change de forme le long du film, qui contient des ellipses à l'intérieur même des plans, provoquant le questionnement chez le spectateur pour lui faire perdre la mesure du temps comme de ne plus savoir à quel niveau de conscience chacun se situe. Et il faudra revoir la scène de la mort de l'amant d'Antonina, figurée par un individu se masturbant tandis qu'en réalité il est en train de cracher son sang, un passage opéré par un tout petit mouvement de caméra, simple mais subtil pour arriver à la scène de la mort.
Toute cette folie – cette société malade où tout le monde fait semblant d'aller bien, où chacun va mal, incarnée symboliquement par Antonina – est filmée dans le même temps comme pour nous introduire à la pensée de type paranoïaque, quasi-complotiste : plus chacun (sa sœur, sa belle-soeur) s'efforce de mettre la réalité en face à Antonina, davantage elle s'enferme, poings serrés sur ses prises, qui ferment sur un vide, qui la renforce pourtant dans son délire. Le terrible, où se loge encore l'empathie du cinéaste pour Antonina, est d'en montrer la solitude absolue sans que quiconque puisse jamais l'aider. Dès lors, quand pour les Cahiers du cinéma Olivia Cooper-Hadjan voit dans La Femme de Tchaïkovski une ligne « tristement rectiligne [...] un homme hait une femme ; une femme s’obstine à être haïe », il faut sans doute voir au contraire qu'il est porté par une double dynamique motrice gestatrice d'une véritable pensée : plus il y a de l'adversité, plus Antonina est encouragée, davantage elle s'enthousiasme pour son propre délire. Et l'on se plaît à penser de nouveau à Poutine.
Antonina pose une question centrale, finalement : comment devenir l'acteur de l'absent que nous sommes ? Une fois prononcé son amour, consumé, reste, cendreux, poussiéreux, décalcifiés, désossifiés : ses mots, qui demandent l'accession à l'êtreté. Mais à être empêchés, ses mots tournent fou à force de se répéter. Elle n'est plus alors un individu, ni une femme pour être née dans le dos de la nuit de son mari. Pour ne pas être accueillie, elle n'a plus d'identité. Antonina ne s'appelle plus alors Antonina. Antonina n'est plus une personne, ni pour son mari, ni pour sa société d'ailleurs. Antonina ne s'appartient plus. Elle est une place publique. Elle appartient à sa société autant qu'elle s'y est enchaînée.
Kirill Serebrennikov filme dès lors la précarité d'Antonina, sa vie sans cesse mourante comme son pays aujourd'hui. Elle qui voudrait se rendre à ses impuissances. Le cinéaste la saisit alors dans ses trous. Dans ses blancs. Dans les silences de son départ, elle qui voudrait entrer dans l'avenir de sa destinée. Après le départ de Tchaïkovski pour Saint-Pétersbourg, elle attend, en effet. Mais elle va attendre longtemps. Espérant qu'il fasse son métier d'homme. Mais c'est long à venir, un homme. Il faut parfois toute une vie. Mais lui ne viendra pas. Elle attendra pourtant, Antonina. Elle attendra sans connaître le terme de l'attente. Condamnée sans peine, elle ne connaîtra jamais le jour de sa libération pour s'être logée finalement dans un pays plus libre, la Goghie, l'Hammershøie, la Munchie, la triste peinture de son Amérique où elle attend encore sans doute son mari.
David Fonseca
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Des Nouvelles du Front cinématographique, « Leto de Kirill Serebrennikov : White Russian Noise », Le Rayon Vert, 19 décembre 2018.
Cet article est d’abord paru dans l’excellente revue de cinéma belge “Le Rayon vert”, que nous vous recommandons sans la moindre hésitation.