A corps et à chœur, le Cri du Caire

Quand nous avons commencé à penser à la Nuit, nous étions à l’écoute des soubresauts du Printemps Arabe qui courait du Maghreb à l’Afrique et plus. Jusqu’à ce que Abdel Fattah al-Sissi en sonne le glas plus radicalement et rapidement qu’ailleurs au Caire. Etouffés les nouveaux créateurs, les graphistes et autres rénovateurs d’un art qui prenait alors son envol avec une tonalité particulière. Oui mais, de ce passé trop proche, reste le Cairote d’adoption, Abdullah Miniawy qui, avec ce Cri du Caire, parle haut et fort de cet instant fabuleux qu’on voudrait encore effacer (pour la santé du commerce des armes ?)

Blaise Merlin raconte : Le Caire, fin 2013. Dans une ville en ébullition où le couvre-feu vient d’être levé après un deuxième coup d’État, où le rêve et la révolte s’affichent en grand sur les murs, où les slogans hostiles aux islamistes et à l’armée résonnent jusque dans les clubs du centre-ville, je me retrouve saisi par la voix d’Abdullah Miniawy au Studio 100Copies, à deux pas de la Place Tahrir. Chanteur, écrivain, poète, slameur et étudiant venu de la ville-oasis d’El-Fayoum, Abdullah agite la scène et les réseaux sociaux par sa voix hypnotique, son mélange unique d’électro, de jazz et de soufisme, à la fois punk, psychédélique, séculaire et avant-gardiste. Trois mois plus tard, premières rencontres et premiers chocs scéniques ourdis par le festival La Voix est Libre au Caire et à Alexandrie avec le “Jimi Hendrix du oud”, Mehdi Haddab, et avec le compositeur et saxophoniste Peter Corser au festival D-CAF (Downtown Contemporary Art Festival), créé au lendemain de la révolution par l’homme de théâtre Ahmed El-Attar. Après trois ans de batailles administratives, alors que la censure fait son retour dans les milieux artistiques égyptiens, Abdullah débarque enfin à Paris où il enregistre avec Peter Corser une première version de Purple Feathers diffusée sur Soundcloud.

En 2017, saisi dès les premières secondes par ces envolées vocales et instrumentales, Erik Truffaz accepte notre invitation à se hisser sur les boucles hypnotiques de Peter et les chants électrique d’Abdullah, bientôt rejoints par les cordes incarnées du violoncelliste Karsten Hochapfel. Cinq ans plus tard, le Cri du Caire n’en finit plus de faire tourner les têtes, devant un public souvent ému aux larmes. À la fois libre et spirituel, sensible et insaisissable, leur musique touche au vertige de l’âme, volant vers ce qui pourrait bien être l’un des plus courts chemins entre zéro et l’infini.

Mais réduire Abdullah Miniawy à la voix d’une révolution perdue est un peu simpliste, puisque son engagement le pousse à lutter pour toutes les libertés dans un monde aussi grisouilloux que darmanisé, comme on dirait tout faux ! Côté musique, du Cri du Caire, jaillit le sentiment d’un miracle et la sensation d’urgence, une utopie au goût d’évidence, un rêve forgé à plusieurs mains. Dans cette musique tissée par le slameur, poète et chanteur égyptien Abdullah Miniawy, le saxophoniste britannique Peter Corser, le violoncelliste allemand Karsten Hochapfel, et sur certains titres, par le trompettiste suisse Erik Truffaz, les coutures, invisibles, ne s’auraient s’entendre. Résonne, au contraire, l’impeccable limpidité d’une vision partagée. On pourrait s’amuser à en disséquer les ingrédients : l’influence des musiques électroniques et celle des minimalistes du début du XXe – Philip Glass, Steve Reich… – porté par Peter, les horizons de sons syriens ou baroques de Karsten, les racines soufis d’Abdullah…

Mais le jeu paraît vain. Loin d’une démarche intellectuelle, c’est la chair, ici à vif, et les cœurs qui s’expriment, dans cette zone de libres échanges à fleur de peau, où s’inscrivent les psalmodies déchirantes, le spoken word tranchant et les envolées de muezzin, belles à pleurer, d’Abdullah. Laissez donc le refus des rythmes d’ailleurs au révisionisme zéro du petit QI Zemmour et laissez-vous emporter par la beauté et l’actualité de ce son. Lundi 27/03/2023 au New Morning. On s’y croisera.

Jean-Pierre Simard le 27/03/2023
Abdullah Miniawy – Peter Corser – Karsten Hochapfel feat. Erik Truffaz - LE CRI DU CAIRE - Les Disques du Festival Permanent / Airfono / Big Wax