« Killers of the Flower Moon », un film homicide de Martin Scorsese

Dans un film somme, Killers of the Flower Moon refait le portrait de l'Amérique. Ses nombreux poisons : l'argent, le libéralisme, le marché, le droit, la cupidité des individus, tous les crimes des États-Unis. Une logique de péchés que père Scorsese entend laver par un curieux acte final de contrition, non pas pour nettoyer l'Amérique de son rêve mais l'absoudre pour tout lui pardonner.

Nous trouvons de tout dans notre mémoire. Elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux.
— Marcel Proust, La Prisonnière
Sous le doux miel se cachent de cruels poisons.
— Ovide

Killers of the Flower Moon, un film homicide. Scorsese y filme une Amérique entravée, détruite par ce à quoi elle doit précisément sa valeur, l'argent. Le rêve américain en déroute. Début XXe siècle, un peuple honni d'Indiens parqué dans des terres censément infertiles y découvre du pétrole. Fortune faite, le peuple Osage devient l'un des plus riches du monde. Convoitée par des hydres blancs, dont William Hale (Robert De Niro) est la tête, se met en place un montage juridico-criminel pour récupérer la mise. Vieille tactique du cheval de Troie : pour les Blancs, se grimer en se mariant avec des Indiennes, s'introduire comme le ver dans la famille pour la pourrir de l'intérieur, en éliminer chacun des membres afin de mettre la main sur le pactole. Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio), en sera le symbole. Prognathé façon De Niro, bestiasse à souhait, il sera instrumentalisé par son oncle William Hale, à son retour de la grande Guerre. Il se mariera avec Mollie (Lily Gladstone, découverte chez Kelly Reichardt), dans le but évident de l'évider au possible en l'insulinant faussement pour cause de diabète. L'objectif ? L'empoisonner dans l'espoir d'un legs, ou comment hériter d'un cauchemar commencé par le génocide d'un peuple. Une contre-histoire américaine : le malade empoisonné par son médecin. Une logique d'empoisonnement qui, cependant, à mesure qu'elle circule, contamine le film lui-même.

Le poison de la guerre

« Toute vie dirigée vers l'argent est une mort » (Camus). Scorsese en filme le processus de décomposition. La chronique de la ferraille est une vieille affaire scorsesienne. Après Casino et Le loup de Wall Street, le cinéaste donne suite à sa contre-histoire de l'Amérique. Tout comme dans Gangs of New York, il raconte une nouvelle fois combien l'Amérique en son unité n'existe que sous la forme d'un billet vert (l'iris du dollar US fixé dans l’œil de Bill le Boucher). Dans Killers of the Flower Moon, il entend penser à nouveaux frais la naissance de l'Amérique à travers son rapport aux autochtones comme aux immigrés : si le génocide indien n'a pu être mené à son terme selon les lois de la « guerre », une fois la paix consommée, par laquelle s'ouvre le film, ce crime de masse sera continué par les lois de l'évolution libérale, soit par le droit et le marché, les deux béquilles des États-Unis.

L'Amérique est-elle le lieu de tous les possibles ? C'est sur fond de guerre et paix que s'ouvre le film. Un conseil des sages indiens enterre le calumet de la paix avec les peuples européens quand le personnage de DiCaprio revient de la Guerre, en Europe. Le benêt de l'histoire ? Il est en réalité le personnage conducteur du récit, celui par lequel circule tous les flux, du sang à l'argent, et inversement : revenu d'une guerre, mondiale, sans doute, mais dont le principal théâtre est l'Europe, l'Europe de ses aïeux, il est celui par qui la guerre est réintroduite dans le film en temps de paix. Si les hommes se mettent à abattre indiens et indiennes dans Killers of the Flower Moon, c'est que le temps de la paix a toujours été contaminé non pas simplement par la logique de guerre, mais par le génocide comme le massacre de populations, par l'entremise desquels les États-Unis sont nés. Première injection létale faite par Killers of the Flower Moon, en Amérique, temps de paix et temps de guerre sont absolument synchrones, ce que la rédaction du deuxième amendement à la Constitution rappelle en juridicisant le port d'arme : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit du peuple de détenir et de porter des armes ne doit pas être transgressé ».

Le poison de la guerre est sans doute l'un des effets les plus toxiquement intelligent du film. Même la guerre est quotidienne. Et quand la critique s'attarde sur le côté sordide de l'histoire, des Blancs sans scrupules assassinant des Indiens, elle n'aperçoit pas combien dans le même temps le rôle de ces victimes indiennes est bien plus ambigu qu'il n'y paraît. Cette ambivalence est médiatisée par Mollie, visage impassible, parole rare, personnage omniscient dans l'absolue conscience des crimes affreux qui se préparent. Durant les phases d'assaut de son séducteur, elle rebaptise le titaniquo-romantique DiCaprio en Bip-Bip le coyote, celui qui ne cesse de tourner autour de sa proie, un animal totem qui symbolise l'escroc ou le joker, celui qui se joue des autres, un dieu tricheur. Or, si le film s'ouvre par une scène où il s'agit d'enterrer la hache de guerre entre natifs d'Europe et peuples autochtones, elle est accompagnée de lamentations et de pleurs indiens. La hache enfouie, les Indiens s'enterrent vivant aussi : leur langue, leurs traditions, mises en terre. Les enfants les désapprendront pour celles des colons. Lorsque le film se refermera sur une scène en miroir de chant et de danse indiens, formant une fleur, c'est au chrysanthème que l'on pensera. On passe ainsi d'une guerre (par les armes) à l'autre (par la logique libérale de reconnaissance par le droit du statut des Indiens). Killers of the Flower Moon devient le récit d'une mise en bière à laquelle les Indiens n'ignorent pas cependant participer. En pactisant avec les Blancs, ils ne méconnaissent pas le fait de se sacrifier instamment : c'est Mollie, acceptant finalement les piqûres d'insuline faites par son mari, quand elle n'ignore pas tout à fait qu'il l'empoisonne dans et par le même geste. Mollie alitée, c'est tout le peuple indien qui est malade, proto-suicidaire en vérité, diabétique pour avoir été contaminé par un mode de vie capitaliste où les corps s'engraissent autant que les comptes en banque exponentiellement.

Par le seul choix scénaristique de ce corps empoisonné de Mollie par son mari, avec son quasi consentement, Scorsese semble nous raconter a priori une énième odyssée de l'impossible Amérique. Il participe ce faisant d'une chanson de geste ancienne. En effet, qu'il soit instrument d'homicide ou de suicide, synonyme de vengeance ou de délivrance, proposé inopportunément ou à mauvais dessein, l'usage du poison est aussi répandu que continu dans la littérature occidentale, au point d'en devenir un poncif qu'emprunte Scorsese dans son film. Depuis les légendaires empoisonneuses de la philologie classique – Déjanire, Médée, Cléopâtre, Agrippine la Jeune – dépeintes par les poètes tragiques et les historiographes de l'Antiquité gréco-romaine, la légende celtique de Tristan et Iseult et ses versions du roman courtois où le suicide se dévêt de son caractère infamant pour devenir synonyme d'amour inconditionné, la cruauté inégalable du théâtre élisabéthain (Shakespeare, Marlowe), l'auto-empoisonnement expiatoire de la Phèdre racinienne, passant par le drame romantique hugolien (Hernani, Ruy Blas...) et mussetien (André del Sarto), le roman feuilleton des Trois mousquetaires ainsi que le théâtre historique (La Reine Margot) d'Alexandre Dumas, le réalisme exhaustif et virtuose de Flaubert durant l'agonie interminable de Madame Bovary ou encore, sans être exhaustif, l'examen naturaliste des spéculations délétères entre conjoints dans Thérèse Raquin, les venins, les inventions criminelles et leurs effets sont sans doute variés, de même que leurs mobiles. Mais dans cette diversité apparaissent cependant des schémas récurrents marqués par des influences romantiques. Ils témoignent d’une fascination pour la mort par intoxication, en général dans un contexte amoureux voué à l’échec ou à l’impossible, auquel se rattache indéniablement Killers of the Flower Moon à travers l'histoire de Mollie et Ernest Burkhart, symbolisant l'impossible union entre natifs d'Europe et Indiens. Car dès la seconde scène du film, le sort des Indiens est scellé : nimbés de pétrole qui sourd du sol par jets – les veines tranchées de l'Amérique se suicidant – ce coup de chance est leur malheur. Ce qui les enrichit les avilit : les voici qui se travestissent en riches blancs. Le pétrole, sang sur leur or. De ce point de vue, ce n'est pas tant l'amoralité des Blancs qui devient saisissante qu'une forme relative de pulsion de mort conduisant les Indiens à accepter ce maudit poison qui ne cesse de circuler par ses effet dans le film autant que dans les veinures de Mollie. Un poison qui a pour nom l'argent.

Le poison de l'argent

« Auri sacra fames », maudite soif de l’or, nous dit Scorsese, constitutive de l'american dream. L'argent est en effet la cause de tout le mal dans le film. Le dieu du jour, qui se substitue à celui des Indiens. Cet argent, comme billets et pièces matériels dans Killers of the Flower Moon, n’ont pas de valeur que symbolique mais produisent des effets bien réels. Les petites et grandes coupures font tomber les têtes. Avatars des structures intersubjectives – relations d’échanges entre Blancs et Indiens, de compétitivité aussi – ils régissent cette Amérique, autant dire le monde. Ils deviennent dans Killers of the Flower Moon l'expression d’une anthropologie universelle – cupidité, prodigalité.

Aristote, déjà, mettait en garde contre les effets de la chrématistique, ou le fait d’accumuler l’argent pour lui-même et non en vue d’une autre fin. Karl Marx lui dira sa dette dans Le Capital, qui distingue la monnaie de l’argent, d’abord force chimique galvanisante de la société, puis marchandise fétiche, dont le fétichisme absolu est de faire de l'argent pour l'argent. Il y a toutefois une différence essentielle entre Aristote et Marx, sur la question du temps de travail, éclairante pour Killers of the Flower Moon. Marx reprochera à l'analyse d'Aristote, tout en en vantant les mérites exceptionnels, de ne pas avoir compris, pour des raisons historiques, l'importance du temps de travail. Pour Marx, cela tient au système politique prévalant à Athènes, fondé sur l'inégalité entre les êtres humains, qui interdit de penser l'égalité de leurs travaux et l'égalité de temps de travail qui pourraient être homogénéisées de sorte qu'elles puissent se cristalliser dans la valeur. Aristote vivant dans un système esclavagiste ne pouvait pas penser cette homogénéité du travail humain. Il ne pouvait donc pas atteindre la notion de valeur. L'autre poison du film de Scorsese est de montrer combien autant le libéralisme économique (par le marché) que politique (par le droit) produisent alors des effets dévastateurs. La hache de guerre enterrée acte un nouveau rapport d'égalité entres Blancs et Indiens, par le droit. Le film se terminera par ailleurs par une scène d'enquête menée par le FBI, puis un procès, condamnant les blancs cupides. Mais, paradoxalement, cette reconnaissance en égalité, qui permet aux Indiens de devenir propriétaire terrien (certes, a priori, de mauvaises terres) est ce qui les chosifie dans le même temps : ils ont et sont désormais une « valeur » d'échange, promis par le système capitaliste. Des biens marchandables.

Au fond, pour William Hale, le personnage de De Niro, les Indiens constituent une manne en termes d'investissements. Ils doivent demeurer en vie tant qu'ils rapportent de l'argent. Les Blancs ne sont donc pas malsains dans le film. Ils sont conséquents. Ils agissent en bon père de famille, soit, en régime libéral sur le plan économique, en actionnaires. Ils défendent leurs intérêts et placements bancaires. Scorsese déploie ainsi la dimension métaphysique de cet argent qui les tient tous ensemble, Blancs comme Indiens. Georg Simmel en avait fait une Philosophie (de l'argent), que module Killers of the Flower Moon : tous les êtres, Blancs comme Indiens, ne possèdent finalement pas d'autre matérialité que monétisée. Ce que montre Scorsese : en régime libéral, se met en place un être universel dans un monde où « ...toutes les choses prennent sens les unes au contact des autres et doivent leur être et leur être-ainsi à la réciprocité des relations dans lesquelles elles baignent » par l'entremise de l'argent (Philosophie de l’argent).

Pour Georg Simmel, ce phénomène entraîne un nivellement de la réalité tout entière sous le prisme de l’intérêt économique. Il tend à favoriser la réunion des acteurs dans un but financier, Blancs et Indiens qui ont un front commun chez Scorsese : l’argent gommerait les conflits et associerait efficacement les hommes, ce que le libéralisme s'efforcera de penser. Mais en réalité ce nivellement de toutes choses fait perdre le sens des réalités qualitatives, illustré par Killers of the Flower Moon. Au niveau psychologique, la disparition progressive de la valeur d’usage au profit de la valeur d’échange rend l’individu incapable de déterminer sa propre hiérarchie de valeurs. Toutefois, Scorsese va beaucoup plus loin que Simmel dans cette analyse. Pour ce dernier, une partie de la réalité ne peut toutefois être exprimée en argent (l’amour, l’amitié, la confiance, la responsabilité, etc.). En effet, Simmel caractérise ces biens par leur impossible équivalence monétaire. Chez Scorsese, les sentiments eux-mêmes sont désormais monétisés. Ils ont la couleur de l'argent.

L’argent devient ainsi le nouveau Dieu des hommes, le personnage de De Niro en étant le grand ordonnateur. Il recèle une dimension quasi divine dans la mesure où la richesse semble lui conférer un pouvoir presque illimité, celui de tuer impunément par l'entremise de ses sbires. « Le superadditum de la richesse [ce qu’elle ajoute], explique Georg Simmel, n’est rien d’autre qu’une manifestation particulière de cette essence métaphysique que l’argent, dira-t-on, en vertu de laquelle il dépasse chacune de ses utilisations singulières et, puisque moyen absolu, impose la possibilité de toutes les valeurs en tant que valeur de toutes les possibilités » (Philosophie de l’argent). Sur le plan scénaristique, qui a aussitôt des implications sur la mise en scène, les Blancs que filment Scorsese ne sont dès lors ni moraux ni immoraux. Ils sont « amoraux », à l'égal du système capitaliste. Ce serait donc une erreur de les juger sur un plan moral. Ils ne tuent pas. Ils font des affaires. Ce commerce n'a rien d'extraordinaire. Il est au contraire l'absolue ordinaire du système libéralo-capitaliste, une ordinarité que met en scène Scorsese en retranchant de ses crimes tout artifice visuel. Scorsese ne s'y attarde pas. Les assassinats, dans Killers of the Flower Moon, sont expédiés aussi vite que l'argent circule. Pas davantage de pay off, de scène d'anthologie comme dans de nombreux autres films de Scorsese, ni explosion de violence. Autant que la guerre, la violence est le régime normal du rapport entre les individus. Le meurtre, dans cette logique circulatoire, y est un flux. Autre effet de mise en scène notable, les assassinats sont toujours filmés à distance, loin de la scène de crime, la caméra à hauteur du forfait commis, sans aucun point de vue surplombant, leur amoralité s'exprimant en acte cinématographiquement. Ce faisant, Scorsese nous invite à repenser le libéralisme dans ses effets, dont les États-Unis se sont faits le porte-drapeau.

Le poison du libéralisme

Le film débutait par une scène de paix, que tout le reste de Killers of the Flower Moon invalide. Initialement pensée pour pacifier les rapports sociaux, cette société libérale nord-américaine est finalement devenue une utopie qui déshumaniserait toute forme de vie sociale.

Selon J.-C Michéa, le libéralisme, à la fin du XVIIe siècle, aurait été une réponse à deux siècles de guerre civile idéologique européenne, autrement dit une réponse aux guerres de religions. Ces conflits portaient en eux les pires plaies que la guerre puisse créer : leur dimension civile, avec ce que cela entraîne de divisions désocialisantes internes, et leur dimension religieuse, signe de l’ingérence absolue de la puissance publique sur les croyances intimes de chacun, signe d’une société guidée par une morale des vainqueurs. Installé dans le tissu social, ce bruit de fond de « la guerre de tous contre tous » aurait suscité la révolte des penseurs du XVIIe et XVIIIe siècles, qui auraient ainsi entrepris de concevoir un système de société profondément amoral, neutre dans sa gestion des relations interpersonnelles, débarrassé de cet affect social, afin de s’engager vers une pacification idéologique de la société, nécessaire dans le contexte de l’époque, de ses ruines et de ses décombres(1). C’est ce fondement qui aurait donné lieu à la formalisation du Libéralisme, système politico-économique reposant sur deux forces, le Droit et le Marché, à mille lieues des codes moraux et religieux des périodes antérieures, que filment Scorsese.

En bâtissant ce système sur deux forces qui sont des instances de validation a posteriori, le système libéral entendrait s’interdire de pénétrer dans les choix privés des individus, limitant son ambition à arbitrer le mouvement des libertés concurrentes. Conflit de personnes ? Le droit trancherait. Conflit économique ? Le marché arbitrerait. Mais en érigeant la croissance comme nouveau paradigme (versant économique) ou le progrès du Droit comme nouvel horizon (versant politique), en réintroduisant ainsi de nouvelles injonctions, qui dépassent le cadre de la neutralité fondatrice mais deviennent à leur tour une nouvelle « morale », le libéralisme aurait créé justement de l’Histoire, en quittant la voie tracée de son programme initial, pour prendre un chemin de traverse hybride et propre à retomber dans tous les errements contre lesquels il avait semblé être institué : il devient per se un culte religieux, par lequel se termine curieusement le film, un Léviathan en puissance pour réactiver « la guerre de tous contre tous » dont il était censé être l’antidote.

Voici donc par où Killers of the Flower Moon fait repasser l’État libéral nord-américain dans sa volonté comme sa prétention d’en finir avec la violence : il montre la manière dont l’État libéral, pour atteindre ce supposé but (enterrer la hache de guerre), a consciemment ou non intégré ces formes de violences dans ses processus internes, une critique dont le cinéma ne sortirait pas lui-même indemne dans Killers of the Flower Moon, de façon problématique cependant, qui tendrait finalement à empoisonner le film.

Le poison du cinéma spectacle

Le cinéma comme opérateur du libéralisme. La critique loue souvent la capacité du cinéma US pour être le seul en mesure à s'accaparer de son histoire, sans honte, dans le cadre d'un spectacle de masse. Scorsese ne semble pas dupe de cette opération de main-mise comme de reprise lorsqu'il termine son film sous une forme parodique. La victoire du droit, autre histoire américaine, y est moquée (les méchants sont arrêtés puis condamnés). Mais plutôt que de nous conter par des encadrés sur fond noir le devenir des protagonistes du film, comme nombre de films à caractère historico-processuel, une manière de s'effacer faussement devant l'histoire qui s'est faite, Scorsese aboutit Killers of the Flower Moon sur une salle de spectateurs assistant à la représentation du film, financée par le cigarettier Lucky Strike, avec gags et effet de scènes comiques, la grande histoire avalée par la petite boîte à fiction. Ce choix de Lucky Strike n'est pas anodin. En 1929, Lucky Strike fait appel à l'homme qui inventa les relations publiques, Edward Bernays, qui va profondément changer la nature de la démocratie américaine, en menant notamment campagne publicitaire pour lever le tabou des femmes interdites de fumer en public. Fortement influencé par les thèses de l'inconscient freudien, Edward Bernays entend faire gagner des parts de marché au géant de l'industrie du tabac. Son idée, transformer les américains en machines désirantes, soit des consommateurs, préoccupés par la seule satisfaction de leur désir.

Le consumérisme doit devenir le moteur de la vie américaine. Ce qui émerge alors est une nouvelle manière démocratique de diriger les individus dont le socle sera le moi consommateur, une manière pour lui de le réaliser, de le rendre heureux, partant docile, afin de créer un environnement stable pour l'écoulement des produits. La démocratie libérale est dès lors conçue comme un palliatif : consommer, c'est toujours aller mieux. C'est répondre à un désir immédiat mais sans changer les circonstances objectives de l'existence de chacun, ce qui permet de ne surtout pas toucher à l'essentiel. En le singeant par cette fin parodique, Scorsese nous murmurerait combien le cinéma participerait de cette thérapie médicamenteuse, le poison comme remède aux maux de l'Amérique.

Cette fin ne laisse pourtant pas d'intriguer. Scorsese semble avoir le recul nécessaire pour ne pas s'exciper de cette critique libérale, son système avalant toute forme de contestation : la révolte affermirait trop souvent ce contre quoi elle se dresse. Par le seul budget de son film (200 millions de dollars), Scorsese atteste lui-même de la récupération spectaculaire de l'histoire de ce génocide continué en temps de paix. Sous couvert de vulgariser cette histoire, il n'ignorerait pas la spectaculariser en livrant un film somme sur le cinéma, amoncelant sur sa seule tête tous les genres (film épique, historique, noir, dramatique, romantique, un western policier autant que de procès...)

Sa mise en scène en serait l'expression. Ainsi, la critique loue le classicisme de Killers of the Flower Moon, qui n'empêche pas la virtuosité de certaines scènes lorsque la caméra se promène entre les personnages. Il n'empêche que Scorsese aurait définitivement renoncé aux effets qui étaient les siens, seuls survivant quelques travellings se terminant par un carton. Il opte alors pour une forme cinématographique, précisément le classicisme hollywoodien, tout entier dévolu à son récit à travers une mise en scène le plus souvent qualifiée de discrète. Dans le même temps, ce minimalisme est l'expression d'un maximalisme. Ce classicisme exprime comme nul autre pareil la puissance de l'Amérique, celle de son cinéma des années 40/50. Mais alors, au lieu de naître de la mort du moi américain, le film avorte de son hypertrophie. Car en surplomb du droit et du marché, demeure, superbe, la religion en ses reliquats, le véritable cœur de l'Amérique dont Scorsese fait du martyr dans le film un repentir.

En effet, en prenant la parole, Scorsese désamorce la portée parodique de la scène finale. Or, cette curieuse fin donne toutes les apparences de la confession. On y voit dans l'ultime plan Scorsese prendre lui-même le micro afin de rendre au peuple indien les derniers hommages. Il faut alors repenser autrement cette qualité du cinéma américain à parler autant que de juger son histoire, sans vergogne : ne jamais oublier, regardant Killers of the Flower Moon, qu'on se trouve au pays de la confession nixonienne, clintonienne, Lance Armstrongienne, Tiger Woodsienne, Marion Jonesienne... On pourrait rétorquer que Scorsese n'opte pas pour une confession publique, cathodique, télévisuelle, d'obédience protestante, mais intimiste, soit catholique. Il choisit une salle de spectacle pour la dernière scène de son film. Il opte pour l'intimité ecclésiastique. Le cinéma de Scorsese y devient le confessionnal des crimes de l'Amérique. Aussitôt confessés, aussitôt peoplisées ? Les cinéastes américains ont la manière de parler sans fard de leur histoire. Sans doute. Mais c'est qu'elle est une marchandise de plus aux rayons de la grande distribution du rêve américain. Ce faisant, Scorsese semble dire une chose et son contraire. Sa prêtrise devient une traîtrise. Il met en scène la société du spectacle dont parlait Debord, où la marchandise exerce sa souveraineté sur toutes les autres formes de vie. Le cinéma aurait pour effet de transmuer l'histoire des États-Unis en un produit de consommation. Le crime deviendrait d'autant plus facile à confesser qu'il est aussitôt expié une fois formulé, c'est-à-dire mis en cinéma, autrement dit, avalé, boulotté, consommé, digéré, oublié.

Mais en réalité, dans Killers of the Flower Moon, la confession de Scorsese n'est plus tant catholique que protestante. Elle devient publique, un parterre de spectateurs assistant à cet acte de contrition. Il faut s'y attarder. À l’origine de ces confessions publiques, il y a la Réforme. Tandis que la religion catholique fait de la confession un acte privé, entre soi et Dieu par l’intermédiaire du prêtre, la religion protestante en a fait un acte public. Il s’agit pour le fautif de s’excuser personnellement et directement, non pas auprès de Dieu, qui sait tout déjà et jugera les fautes en temps voulu, mais auprès de ses proches, voisins, ou amis. Tous ceux que le fautif aurait pu blesser par son comportement. Réciproquement, il s’agit pour ces proches et pour l’ensemble de la communauté d’être témoin de la confession. Pour en accepter la réalité et juger de la sincérité du fautif.

Il y a certes du voyeurisme dans le fait d’assister à une telle confession. On goûte ce spectacle comme autrefois on se délectait des exécutions en place de grève. Un certain public se complet inévitablement à la vue de la déchéance des autres ; se rassure à l’idée que s’ils ont réussi, et non pas lui ou elle, c’est parce qu’ils ont triché. Heureusement la providence a fini par les rattraper et les punir… Mais il y a plus. La confession publique est une forme d’expiation collective. On y assiste pour partager la peine du fautif. L’objectif n’est pas individuel, il se veut universel. Il ne s’agit pas seulement d’imposer une humiliation publique à quelqu’un, ou de lui permettre de soulager sa conscience, il s’agit pour le groupe dans son ensemble de clore un incident. De mettre un terme à une dispute, afin de pouvoir continuer à vivre ensemble. La vie en société est basée sur le respect de certaines règles. Qui brise ces règles ne se met pas seulement en faute. Il menace la survie du groupe social, en brisant le lien de confiance essentiel existant entre ses membres. Finalement, pour Scorsese, la confession en public de ce crime américain est un acte pour tisser un nouveau lien sous couvert de sa foi.

Cette expiation n'est donc pas anodine : paradoxalement, l'Amérique, en avouant ses crimes par l'entremise du cinéma se lave de ses péchés dans Killers of the Flower Moon. Elle entend faire peau neuve. Ce cinéma, au fond, s'apparente à un reborn again. Par ce rituel auquel s'adonne Scorsese, la confession a alors une vertu curative. Une manière de mettre en scène l'idéologie américaine du Rise and fall : après la gloire, la chute puis l'humiliation, la recherche du Graal. À 80 ans, entre le gangster et le prêtre, Scorsese a donc bien fini par choisir. Il s'agit à la fois de reconnaître les fautes passées, et d'avouer les mensonges pour mieux les masquer, laisser le rêve américain intact, au sens où il sera toujours possible de se refaire, par la grâce des images comme de rétablir l'Amérique en sa vérité.

Finalement, Killers of the Flower Moon se tient hors de soi, pour se contester. Pareil au Scorpion, Scorsese tourne son dard contre lui-même. Sa vérité devient un poison, qu'il s'inocule dans le film. Comment comprendre son envie de tout remettre en cause, d'acculer l'Amérique au pire ? La mise en scène de cette immutabilité appartient nécessairement à l'assurance de la croyance, à l'irréfutabilité de la croyance qui s'appelle la foi chez Scorsese, que s'il existe un envers du rêve américain, il s'en trouve un endroit. Un discours qui flatte toujours, mais qui surtout vous fortifie, le temps qu’on y croit. Car plutôt que filmer l'idée du voyage, et l'éventualité de l'adieu à l'Amérique, cette voix d’autant plus pure que lointaine et peut-être à jamais perdue, comme l'ont fait Sergio Leone comme Cimino en entrant par leur Porte du Paradis, nous disant Il était une fois en narcotique..., Scorsese filme les dents fermées sur sa prise, avec la crainte qu'il ne serre sur rien d'autre qu'un paradis artificiel. Comme si la vérité sur l'Amérique pouvait bondir, remède à tout le mal, comme ce que l’on aurait trop longtemps serré dans un poing de pierre ou de glace, plutôt que délivrer des paroles qui éparpillent les toits, défont les identités : délié l’esprit, libres, mains et regards, ce que chacun devrait croire et espérer du cinéma.

David Fonseca
24 octobre 2023


Cet article est d’abord paru dans l’excellente revue de cinéma belge “Le Rayon vert”, que nous vous recommandons sans la moindre hésitation.