Hurler avec Allen Ginsberg (et Nicolas Richard)
Parce qu’après la réélection d’Emmanuel Macron, la guerre en Ukraine et la volonté de revanche de la Russie de Poutine, en lutte avec les USA. Au moment-même où un vieillard cacochyme, de la Cour Suprême décide d’effacer d’un trait de plume le droit à l’avortement en vigueur depuis 50 ans, on se demande encore, hébété, comment cela peut advenir en 2022 ? Camarade, camarade, arrête de courir, le vieux monde est toujours devant toi… Pourtant, en 1957, la parution du poème-fleuve de Ginsberg lançait la beat generation… Actualité d’une nouvelle traduction.
Howl, ce long poème d'Allen Ginsberg (1926-1997), composé sous l'influence de Jack Kerouac et de William Burroughs, fut lu en public en octobre 1955, lors d'une séance organisée par Kenneth Rexroth dans la Galerie Six à San Francisco, avant d'être publié en 1956. Il devint du jour au lendemain l'étendard de la révolte de la « beat generation ». C'est une lamentation jazzée, comparable dans son dessein à La Terre vaine (1922) de T. S. Eliot. Ce cri de défi frénétique lancé à l'Amérique matérialiste se termine lui aussi par une promesse de rédemption. Mais les termes de la plainte, pleins de colère et d'obscénité, en sont très différents. En 1957, Lawrence Ferlinghetti fut poursuivi pour avoir publié et vendu ce texte (dédié à Carl Solomon et préfacé par William Carlos Williams) dans sa librairie de City Lights Press, mais fut acquitté lors du procès pour obscénité que lui avait intenté la ville de San Francisco.
Même sans avoir lu le poème dans son intégralité, beaucoup en connaissent les incandescentes premières lignes : «J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus/ qui se traînaient dans les rues négresses à l’aube, à la recherche d’une furieuse piqûre…»
C’était une protestation dévorée d’angoisse, littéralement un hurlement [a howl] de colère contre le conformisme de l’époque écrasant l’âme, et un hymne à la sainteté de tout ce qui touche le corps et l’esprit humain, exposé en vers libérés de la métrique classique. La versification cède la place à de longues phrases, au rythme cliquetant de la respiration naturelle et de la conversation, style inspiré par les éloquents poètes qui demeurèrent ignorés des occupants des tours d’ivoire du haut modernisme—Whitman, Blake, Rimbaud—fusionné à la syncope urbaine du jazz be-bop que Ginsberg et son ami, Jack Kerouac, allaient écouter dans les clubs de Harlem lorsqu’ils faisaient leurs études à Columbia au milieu des années 1940.
A tous ses lecteurs, Howl fait un choc, celui d’une nouvelle voix qui parle en ne mâchant pas ses mots, en parlant d’homosexualité, de conscience, de perte de repères et de l’idée d’une quête valable pour dire l’aujourd’hui - celui des années 50 étouffées par le conformisme et les rêves devenus des cauchemars climatisés. Impossible donc, en 2022 de redire l’élan et la folie, la virtuosité et le génie de Ginsberg avec un vocabulaire daté. D’où cette nouvelle traduction signée Nicolas Richard qui, poussé à la question finit par parler de… Vous le saurez en lisant la suite. Howl 2022 chez Christian Bourgois Editeur en juin.
Ta définition d’une œuvre classique ? et de Howl, à ce même titre ?
NR : Une oeuvre classique? Tout est question d'écho. Une oeuvre classique résonne encore. . . avec ce que cela suppose de périodicité : un classique revient périodiquement, après des éclipses, nous (re)donner la fièvre, comme la malaria. Un classique c'est une forme de paludisme!
HOWL est un texte majeur à, au moins, trois titres : historiquement, parce que, d'une certaine manière, c'est l'acte de naissance de la "Beat Generation"; littérairement, parce qu'il gondole la langue anglaise de manière inédite, tout s'inscrivant dans une tradition (Blake, Whitman etc); et enfin humainement, et ça compte beaucoup, parce qu'Allen Ginsberg fut un ami fidèle et un ambassadeur inlassable pour ses copains et la poésie en général.
Qu’est-ce qu’une retraduction aujourd’hui ? et comment as-tu procédé pour cet iceberg contemporain de la poésie?NR : Il y a une dimension intime dans la retraduction d'un poème. Ma retraduction de HOWL est une proposition : je suggère qu'on le lise et qu'on l'écoute ainsi. C'est un moment de la vie du poème; il y en aura d'autres
Comment j'ai procédé? J'ai commencé par écouter les lecture d'Allen Ginsberg pendant des semaines, sans prendre de note. Puis j'ai commencé à relire le texte anglais pendant des semaines sans rien traduire. J'ai eu l'intuition qu'il fallait que je maintienne le timbre et le souffle de HOWL le plus longtemps possible dans ma conscience. Ensuite j'ai commencé. Et c'est là que ça s'est compliqué!
Quelles sont les résonances de Ginsberg au XXI siècle ?NR : Je pense au pont de Tacoma, dans l'Etat de Washington, qui, après des ondulations de plus en plus fortes, s'est effondré le 7 novembre 1940. HOWL est une telle boule d'énergie! La densité du poème a un tel pouvoir d'amalgamation de forces et de courants hétéroclites. On se prend "Moloch" en pleine figure (la partie II)... Et aussi l'hypnotique "Je suis avec toi à Rockland"! (la partie III) Tout le poème est une série de secousses qui entrent en phase et se combinent. Il faut oser s'exposer à la heavenly connection to the starry dynamo in the machinery of night. HOWL sera LE poème du XXIe siècle.
Quelles sont, à ton avis, les œuvres poétique des ces dernières années qui peuvent/pourraient atteindre une même résonance ? et lesquelles recommanderais-tu ??
NR : Il y a un grand poète à qui je prédis une réverbération spectaculaire, c'est Thomas Pynchon. En vertu d'une sorte de politesse et par sens de la déconnade, il se fait passer pour un romancier, mais c'est un immense poète, animé d'une vision du monde vertigineuse. . . et drôle, surtout. Il faut lire "Contre-Jour" (magnifiquement traduit en français par Claro)Merci !
Jean-Pierre Simard le 5/07/2022
Allen Ginsberg - Howl et autres poèmes - Christian Bourgois Editeur, traduction de Nicolas Richard
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