Mais qu'est-ce qu'on attend ? Partout le feu, poèmes zadistes

D’une lutte écologique radicale théoriquement perdue d’avance, celle menée par des zadistes et la population contre le projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure, Hélène Laurain extrait la poésie d’un espoir paradoxal et décapant.

je mate le JT avec Pépou des femmes aux habits fuchsia et jaunes qui chantent au sommet de cerisiers

chatouillent de leur plumeau les fleurs les plumes de poulet – on utilise parfois un filtre de cigarette

ou un effaceur Reynolds – sont trempées au préalable dans du pollen frais tiré d’une boîte de chewing-gums accrochée à leur cou elles disent Pour extraire du pollen fertile des fleurs mâles ces fleurs il faut les frotter délicatement à l’aide d’une brosse à dents déposer les grains jaunes dans un carton tapissé de papier journal puis les faire sécher sous une ampoule ou au soleil et les moudre – on ne tombe pas dans le piège d’acheter le pollen qui perd si vite sa fertilité rien que le temps du transport – ensuite agir vite grimper aux arbres chanter caresser danseuses des cimes on les appelle ça fait plus folkloremoins cauchemar elles font ça deux semaines par an Ça aide les arbres à faire de plus gros fruits

dit l’une en souriant le patron en lunettes de soleil confirme il faut l’admettre c’est plus cher que de louer des ruches d’abeilles d’élevage ces femmes-abeilles elles coûtent 11 € par jour à quoi il faut ajouter déjeuner et dîner mais c’est beaucoup plus rentable conclut Lunettes-de-soleil certaines ont acquis une belle dextérité depuis plus de vingt ans de pratique on attribue la plupart du temps la disparition des abeilles au recul de la forêt et à l’utilisation intensive de produits phytosanitaires quelques-uns évoquent même l’utilisation systématique des moineaux lors du Grand Bond en avant plus précisément lors de la Campagne des quatre nuisibles contre les rats mouches moustiques moineaux l’extermination de ces derniers aurait conduit à une prolifération des insectes qu’il a fallu exterminer à leur tour cependant
cette dernière hypothèse n’a pas été confirmée par tous les scientifiques

https://www.ici-grenoble.org/article/recit-une-grenobloise-ecofeministe-a-bure

Laetitia appartient à une génération pour laquelle le désastre écologique n’est plus quelque chose qui fera mal « après notre disparition », mais bien « de notre vivant ». Du fait d’un sentiment d’urgence si insuffisamment partagé du plus grand nombre, face à la force d’inertie du confort consumériste renforcé par le travail inlassable des lobbys industriels ralentisseurs d’action salutaire et accélérateurs de profit ponctuel, elle est parfois saisie, comme d’autres militantes et militants de son entourage ou de plus loin, par un mélange de découragement et de dépression, toujours à surmonter, pour rejoindre un état d’esprit qu’il vaut mieux en effet désigner du mot fureur que du (en l’espèce) trop mou anxiété, selon la remarque efficace de Jonathan Bouchet-Petersen dans Libération (à lire ici). Avec ses compagnes et compagnons de lutte, vivant comme elle à proximité immédiate d’un site lorrain sélectionné pour un enfouissement massif et « éternel » de déchets nucléaires (on peut lire chez le fabuleux John d’Agata de « Yucca Mountain » les tours et détours de cette notion d’éternité lorsqu’il s’agit d’éléments hautement radioactifs à longue demi-vie), elle imagine néanmoins au quotidien des moyens de retourner les liquides et les brumes cyniques du spectaculaire marchand contre le capitalisme tardif et jusqu’au-boutiste qui les alimente et les encourage.

ça se voyait à leurs mains
policières
à leurs vêtements sans plis
à leur couleur de visage qui se confondait aux meubles
ils n’ont pas d’oreilles pour ces récits-là
dans les yeux lécheurs des policiers
il manque ces histoires-là
j’ai pas voulu leur raconter
ce que j’essayais de dire était
pâteux
ou trop important
pour être dit
comme Pépou
j’ai jamais su dire

Plongée poétique au cœur d’un activisme chaque jour à réinventer, mélange subtil d’un espoir et d’un désespoir qui se ré-enracinent au quotidien d’une manière échappant toujours aux classifications trop rapides, confrontation de discours et désamorçages de storytellings si bien rodés (la Claire Vaye Watkins des « Sables de l’Amargosa » n’est peut-être pas si loin), « Partout le feu », premier roman d’Hélène Laurain, publié chez Verdier en janvier 2022, compte parmi ces textes qui frappent immédiatement. En assemblant dans un même flot, à la scansion à la fois minutieuse et résolument étonnante, les doutes monologués intérieurement, les convictions, les lassitudes, les résidus de langue de bois technocratique, les injonctions de pré-violence policière (celle-là même qui fait s’étouffer métaphoriquement un ministre de triste renommée et pas du tout métaphoriquement quelque éventuel contrevenant « malchanceux »), les réflexions écologiques de première main et les élans de révolte plus sophistiquée qu’il n’y paraît d’abord, la complainte rageuse de Laetitia devient vite tout autre chose, mystérieux et combatif en diable.

Rythmé sans aucune gratuité, mais au contraire en développant une belle osmose avec sa narratrice, sous les signes de Tchernobyl et de Fukushima, de Svetlana Alexievitch et de Genichiro Takahashi, par les paroles (et musiques induites) de Bronski Beat, de The Cure, de David Bowie, de Depeche Mode, de The Verve, de Eurythmics, de Fatboy Slim, de Lykke Li, de Florence + The Machine et de bien d’autres encore, et naturellement du documentaire « Wild Plants » de Nicolas Humbert, dont on découvrira dans l’entretien cité ci-dessous qu’il se trouvait bien largement à la racine du projet, « Partout le feu » mobilise l’inattendu d’une pop culture tous azimuts, réagencée en dehors des canons du spectaculaire marchand pour fournir carburant et comburant secrets d’une autre mise à feu.

Comme le dit l’autrice dans son très bel entretien avec Johan Faerber dans Diacritik (à lire ici), à propos du personnage de Laetitia : « Par quoi remplacer la fiction capitaliste dans laquelle elle a grandi et qui s’avère inopérante et délétère ? ». Comme Alain Damasio dans « La horde du contrevent » et comme le collectif italien Wu Ming (lorsqu’il s’appelait encore Luther Blissett) dans « Q » et dans « Altai », par exemple, en recourant à un agencement très différent des métaphores vis-à-vis du réel contemporain, il s’agit bien d’inventer un autre récit du collectif, dans le creuset de la lutte, pour instiller une vibration différente et prometteuse, une embolie dans la déliquescence, un espoir paradoxal là où règne seul en apparence le désespoir.

Nous implanterons un laboratoire ils écriront dans le rapport
et en réunion publique
ils diront
Ne vous inquiétez pas
c’est juste pour chercher
dans le public des voix s’élèveront
et demanderont
instabilité de l’argile
risques d’incendie
fuites
transports des déchets
irréversibilité
les hommes
proposeront expertement
d’arrêter d’hystériser le débat
avec un geste concomitant des deux mains
qui tassent l’air
ils auront un maître mot
pé.da.go.gie
les tables seront en Formica
ils se donneront l’air médiocre
leurs costumes seront mal coupés
ils feront creuser des galeries des tunnels des caissons
y logeront des statues de Sainte-Barbe
dans les alcôves
pour se protéger
ils feront des saucissons coffrés de déchets nucléaires
entourés
de verre cristallisé
ou d’acier inoxydable
120 ans après
ils fermeront boutique
le centre d’accueil des déchets
la boîte
sera fermée
Hermétiquement ils écriront
un sarcophage
ce sera garanti pour toujours
pour l’éternité
comme l’amour
en dessous de Boudin
à côté des éclats d’obus
des crânes et des os des poilus
il y aura des saucissons de déchets nucléaires
Nous créerons des commissions
« mémoires et transmission » ils écriront
il faudra en effet réfléchir
à la méthode de signalisation
de ces déchets imputrescibles
les plus radioactifs de France
pour le million d’années à venir
alors
ils seront brusquement pris
d’envies de poésie
ils envisageront
de graver des informations sur un disque de saphir
c’est beau le saphir
c’est bleu
ils réfléchiront
à des dessins éternels
mais au fond ils sauront bien
qu’ils condamneront Boudin
à être rayé de la carte
Nous définirons chaque étape
en concertation étroite avec la population ils écriront
d’abord ils s’approprieront ce nom
ils le rendront encore plus misérable
et ensuite
ils s’approprieront le territoire
hameaux
villages
maisons
forêts
champs
englouti Boudin
avec un nom pareil de toute façon

Hugues Charybde
Hélène Laurain - Partout le feu - éditions Verdier

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