« Dune » de Denis Villeneuve : Une vocation de marbre

Dune : le serpent de mer est un ver des sables. Le monument de la science-fiction glisse entre les doigts des amateurs de l'épice d'Arrakis désirant la convertir en poussières d'or. Le temps des mues nouvelles pilotées par Denis Villeneuve donne l'occasion de faire le point vérifiant le rapport profond, esthétique et politique, des tentatives d'adaptation de l'inadaptable cycle de romans de Frank Herbert avec leur contexte de production, industriel autant qu'historique.

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Le serpent de mer est un ver des sables

Suite à la défection du producteur Arthur P. Jacobs décédé en 1973, le premier argonaute aura été Alejandro Jodorowsky qui, après La Montagne magique (1973), s'est adjoint les services de grands talents comme le scénariste Dan O'Bannon, l'auteur de bandes dessinées Mœbius et le plasticien H. R. Giger, mais aussi Pink Floyd et Magma, Orson Welles et Salvador Dali, Mick Jagger et Amanda Lear pour élaborer un rêve dont l'ambition a crevé le plafond pourtant élevé du Nouvel Hollywood. L'exemplaire unique d'un scénario-monstre jamais tourné a pourtant circulé dans les couloirs des studios hollywoodiens en devenant un spectre ayant souterrainement inspiré des films de science-fiction aussi divers et importants qu'Alien (1979) de Ridley Scott et Terminator (1984) de James Cameron. Alejandro Jodorowsky raconte par le menu cette épopée dans le documentaire de Frank Pavich intitulé Jodorowsky's Dune (2013). Aidé par les dessins de Mœbius et Giger, le conteur chilien a la faconde suffisante pour donner à rêver un peu au rêve demeuré un rêve. Si Ridley Scott a essayé de son côté avant de se rabattre sur Philip K. Dick pour Blade Runner (1981), David Lynch après le succès d'Elephant Man (1980) a été invité par Dino De Laurentiis à proposer sa version de Dune (1984) en échange de la production de Blue Velvet (1986). Sauf que l'époque a changé et le Nouvel Hollywood a cédé sa place devant l'ère des blockbusters post-adolescents de George Lucas et Steven Spielberg. Malgré de belles idées et quelques fulgurances, Dune déçoit tout le monde, à commencer par David Lynch lui-même qui, privé du final cut, n'a pas le désir de reconnaître une superproduction tournée sur le même plateau que Conan le destructeur (1984) de Richard Fleischer.

Dune, le Nouvel Hollywood s'y est cassé les dents et autant l'industrie du divertissement. Au tour de la télévision de tenter le coup et le vieux briscard et copain de George A. Romero, John Harrison, s'y colle avec une mini-série de trois épisodes diffusés en 2000 sur la chaîne Sci Fi Channel. Malgré la présence de William Hurt dans le rôle du duc Leto Atréides et Vittorio Storaro à la photographie, la série récompensée par deux Emmy Awards n'est guère fameuse et Les Enfants de Dune, sa suite tournée trois ans plus tard ne fera pas mieux. Au tournant des années 2000-2010, le serpent de mer revient à nouveau remuer la planète Hollywood. Paramount Pictures sollicite successivement deux routards des réalisations musclées, Peter Berg et Pierre Morel, mais le ver des sables disparaît entre les dunes californiennes. Avant que Legendary Pictures ne récupère en 2016 les droits d'adaptation du roman de Frank Herbert en proposant à Denis Villeneuve d'en piloter le projet. Le réalisateur canadien bénéficie alors du succès de Premier contact (2016) et du crédit accordé au tournage en cours d'une séquelle très attendue, Blade Runner 2049 (2017) produit par Ridley Scott.

Du Nouvel Hollywood à celui de la télévision en passant par les superproductions des années 80 et les blockbusters des années 2010, les tentatives d'adaptation de Dune se suivent, échouent et rebondissent avec la même vigueur pachydermique qu'un ver des sables d'Arrakis. L'époque hollywoodienne actuelle, si elle est caractérisée par une domination industrielle de la science-fiction sous hégémonie de la figure du super-héros, offre cependant une petite marge de manœuvre aux réalisateurs qui croient encore bon de proposer sous les auspices du cinéma d'auteur une version adulte du grand spectacle exemplifié par Lawrence d'Arabie (1963) de David Lean. Ridley Scott et James Cameron tiennent tant bien que mal un cap suivi avec un bonheur inégal par Christopher Nolan, Neill Blomkamp et, à la limite, Doug Liman. Une réponse aux limites à leurs essais respectifs est donnée par le fait que les deux plus grands blockbusters de science-fiction des années 2010, Snowpiercer – Le Transperceneige (2013) de Bong Joon-ho et Mad Max : Fury Road (2014) de George Miller sont le fait d'outsiders, l'un sud-coréen et l'autre australien, qui ont un rapport excentré par rapport au système des studios hollywoodiens.

Si Denis Villeneuve semble avoir réussi à avoir tanné la peau épaisse de l'animal colossal (après tout, c'est le sens étymologique du terme de pachyderme), les gages qu'il donne au spectateur sont cependant à double tranchant.

Gravité minérale, sérieux marmoréen
(le blockbuster, une pyramide)

Dune version Villeneuve est un film exemplaire en ce sens qu'il a les défauts de ses qualités. Il n'y a pas une séquence du film qui ne fournirait pas la preuve que le travail a été fait, il n'y a pas un plan qui n'en administre pas l'information. 165 millions de dollars ont donc été dépensés et cela se voit partout sur l'écran, Denis Villeneuve ne veut rien nous cacher. Les acteurs hollywoodiens les plus prisés du moment font le job, sans génie mais non sans talent (Timothée Chalamet dans le rôle de Paul Atréides, Oscar Isaac dans celui de son père le duc Leto, Josh Brolin qui joue le lieutenant Gurney, Jason Momoa qui interprète le maître d'armes Duncan, Zendaya qui incarne la Fremen Chani). Certains en arrivent même à être meilleurs (Rebecca Ferguson joue dame Jessica, la mère de Paul, avec une certaine ardeur) que d'autres (Javier Bardem dans la peau du chef Fremen Stilgar est las et lourd). Charlotte Rampling passant du rôle d'une révérende-mère (dans Benedetta de Paul Verhoeven) à une autre, celle de l'ordre matriarcal du Bene Gesserit, tire bien mieux son épingle du jeu que Stellan Skarsgaard dans celui du baron Harkonnen, obèse mélancolique qui n'effraie jamais. On appréciera évidemment une économie de fonds verts au profit d'un recours, outre des studios hongrois d'Origo Film, aux territoires à la géographie authentique, plaines norvégiennes pour la planète Caladan et désert jordanien du Wadi Rum. Denis Villeneuve n'hésite pas une nouvelle fois à user de la stase et de la fixité, à oser une lenteur assumée, une gravité minérale qui avère du sérieux marmoréen d'une entreprise cinématographique qui le doit au nom du roman qu'elle adapte.

On relève encore dans Dune de formidables trouvailles (les ornithoptères, aéronefs qui battent des ailes comme des libellules) et l'apparition tant attendue du ver des sables est convaincante. Une fois cela dit, Dune ne suscite aucun frisson, ne soulève aucun émoi. Servie par les ronflements exotico-techno du panzer Hans Zimmer, l'esthétique monumentale s'impose sans fébrilité ni trouble en écrasant toute possibilité de l'étrange, du saugrenu, de l'obscène, de l'horreur. La comparaison avec le Dune de David Lynch se fait naturellement et elle est éclairante quand on met côte à côte les deux versions du baron Harkonnen, l'une libidinale et grotesque et l'autre asexuée et si sérieuse.

C'est déjà le début d'une explication : l'inabouti Dune de David Lynch a les qualités de ses défauts, l'achevé Dune de Denis Villeneuve c'est le contraire qui préfère le molaire au moléculaire. Si tout est à sa place ici, il n'y a alors pour le spectateur aucune éventualité d'un déplacement inattendu, d'une étrangeté imprévisible qui se comprenne comme un estrangement. L'absence d'aspérité est le signe patent d'un souci hygiéniste raccord avec les lissages du formalisme. Le registre est certes moins celui du rouleau compresseur que de la pyramide mais le résultat est idem. Denis Villeneuve est un formaliste qui planifie soigneusement ses effets (contre-jours, arrière-plans flous et échelles de plan tenant au macro autant qu'au micro). Il est un programmateur qui a froidement sacrifié la chair au nom du cerveau, un ambianceur doublé d'un designer plutôt qu'un cinéaste capable de défendre et une vision du monde et une vision de son médium.

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Poussières d'épice, poudre siliceuse, détersif numérique
(petit nombre et grand nombre)

Le formalisme à visée marmoréenne lâche un indice dont l'aveu amoindrit considérablement la portée philosophique d'un film de science-fiction qui, s'il pense, penserait comme un pensum. L'ostentatoire citation du Kurz d'Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola est une erreur fatale tant le crâne du baron Harkonnen n'abrite rien de semblable avec celui de Kurz autant inspiré du personnage original de Joseph Conrad que de son interprète même, Marlon Brando, interrogé depuis l'aura nébuleuse de son devenir mythique. Dans un cas, le film à grand spectacle est une discussion sur la barbarie qui, de façon spéculaire, inclut son tournage comme un moment privilégié de la réflexion. Dans l'autre, le grand spectacle est un pensum qui ne pense franchement pas à grand-chose sinon à tirer de la poussière d'épice une poudre siliceuse dont le nombre simple (celui du langage binaire du détersif numérique) fait les grands nombres (du profit capitaliste).

On sait quand même gré à Denis Villeneuve d'avoir joué la carte de la clarification des enjeux narratifs complexes du roman original de Frank Herbert. Même si les signaux d'une politique de l'auteur en détresse tant elle aura été revue à la baisse (les réversibilités paradoxales qu'elles soient de soupçon comme dans Prisoners, d'identité comme dans Enemy, de temporalités comme dans Premier contact) importent moins que l'examen des nouveaux effets de sens d'une allégorie qui changent de valeur en fonction des époques. Le roman a en effet pour contexte historique une enquête journalistique menée par Frank Herbert lui-même sur la désertification américaine provoquée par les dunes de sable en Oregon. L'adaptation de 1984 s'inscrit quant à elle dans la nouvelle séquence impérialiste qui se donne comme originaux terrains d'action l'Afghanistan puis l'Irak (on reste toujours fasciné par le fait que l'épice exploitée par un empereur nommé Shaddam IV se trouve sur une planète de sable semblable aux déserts koweïtiens et irakiens). L'adaptation de Denis Villeneuve renoue avec la dimension écologiste de la question géopolitique, l'épice s'apparentant moins au pétrole qu'à l'eau. Le redéploiement des alliances vérifie ainsi que la maison des Atréides (le patronyme grec indique l'origine mythique de son occidentalité) va triompher de son rival, les Harkonnen à la brutalité toute slave-russe, en faisant cause commune avec les Fremen en spécimens d'autochtones moyen-orientaux. Oui, sauf que l'allégorie écologico-politique est violemment contredite par l'actualité du départ des États-Unis d'Afghanistan après une guerre onéreuse aux résultats catastrophiques puisqu'elle a permis aux talibans de revenir au pouvoir. Reste le dévoilement du secret des religions monothéistes révélées dont la matrice cachée est un matriarcat si pervers qu'il sait calculer sur des millénaires ses ondes et influences autoritaires.

Pyramidal, Dune a l'ambition architecturale suffisante pour y enfermer et asphyxier ses thuriféraires. En particulier ceux qui sont incapables de voir l'homologie intégrale entre les rêves humides de Paul mouillé par les visitations nocturnes de Chani et une publicité Lacoste ou Perrier pour Roland-Garros. Monumental, le blockbuster de Denis Villeneuve manque à comprendre qu'il y a un manque dans tout monument – un « monumanque » comme en a un jour parlé Jacques Derrida(1). Colossal, son film l'est mais ses pieds sont d'argile quand leurs pas de pachyderme tracent si peu d'espace aux arpentages et autres dérives du spectateur. La culture saturée de la postmodernité tardive(2) accouche de tels objets qui, moins grands que gros, ont l'obésité saturnienne finalement semblable à celle du baron Harkonnen qui, après avoir aspiré le gaz mortel de la dent piégée du duc Leto, se refait une santé en plongeant dans un bain de pétrole. Le thème de la prophétie autoréalisatrice convient dès lors parfaitement au film en ce sens que ce qui arrive est toujours déjà arrivé (dans les précédentes versions télé et ciné, dans les romans). Il n'y a donc pas lieu de bifurquer malgré les beaux efforts de dame Jessica qui a par amour donné au duc Leto un fils en dérogeant ainsi à la loi des Bene Gesserit exigeant de n'accoucher que de filles. Et même si le frisson d'une autre voie restant à jamais possible et non effectuable est esquissé lors du combat mortel avec le Fremen Jamis qui, dans une autre version de ce monde, aurait été l'ami et le nouveau compagnon d'arme de Paul devenu Muad'Dib. De toute évidence, on ne sort pas si facilement du monomythe conceptualisé par Joseph Campbell pour le plus grand bénéfice des scénaristes hollywoodiens dont les archétypes fédérateurs, d'un film adolescent (la saga Star Wars) à sa variante adulte (la saga Dune), sont et restent les mêmes(3).

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La voix qui commande
(le monomythe est un tombeau)

La seule grande idée résonant un peu dans Dune n'est pas une invention de l'adaptation de Denis Villeneuve. Il s'agit, reprise tel quel du roman, du motif de la voix qui relie la technique de la Voix de Commandement apprise des Sœurs du Bene Gesserit à la figure de Lisan al-Gaib, « la voix venue d'ailleurs », autrement dit le Messie que reconnaissent les Fremen et en lequel se reconnaît Paul. La technique des harmoniques gutturales pouvant influer directement sur le cerveau humain comme la vocation messianique sont deux expressions de la voix qui vient d'ailleurs, autrement dit la voix qui double la nôtre en ouvrant le sujet sur l'appel inconditionnel de l'Autre. David Lynch a tiré de puissants effets de cette voix qui, dans tout son cinéma, est la voix obscène qui tue, des insultes proférées par Frank Booth dans Blue Velvet à la phrase énigmatique « Dick Laurent is dead » de Lost Highway (1996). Il se trouve cependant que le grand Autre relève, dans les deux cas, de l'ordre sororal du Bene Gesserit qui travaille depuis un temps immémorial à faire advenir à force de manipulations génétiques l'être suprême nommé Kwisatz Haderach. Le matriarcat a des constructions prophétiques artificielles dont le pendant concret appartient bien au monomythe de Joseph Campbell dont le texte a colonisé Hollywood depuis bientôt cinq décennies.

De la base au sommet, le monomythe est une vocation de marbre et sa monumentalité a l'allure d'un tombeau pyramidal saturé des ruines d'une culture pop vouée à se répéter ad nauseam.

Des Nouvelles du front
L'Autre Quotidien collabore avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position. Cet article est d’abord paru dans l’excellente revue de cinéma belge Le Rayon vert, que nous vous recommandons sans la moindre hésitation.

Notes

↑1 Le « monumanque » fait autant entendre le monument qui manque ou absent que le tombeau dédié à celui qui manque mais ne manque pas moins de se faire entendre (Jacques Derrida, Glas, éd. Galilée, 1974, p. 43).

↑2cf. Diane Scott, Ruines. Invention d'un objet critique, éd. Amsterdam-Les Prairies ordinaires, 2019.

↑3cf. Richard Mèmeteau, Pop culture. Réflexions sur les industries du rêve et l'invention des identités, éd. La Découverte-coll. « Poche Essais », 2019 (2014 pour la première édition).


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