Les IA anarchistes de Li-Cam contre la collapsologie
Face à un effondrement écologique en cours, une expérimentation scientifique de la dernière chance en forme d’utopie contrôlée. Mêlant les compétences hard et les habiletés soft, sous l’égide d’une puissante intelligence artificielle évolutive, toute nourrie de curiosité et de bienveillance, une communauté de volontaires plus ou moins triés sur le volet, sur une île artificielle atlantique, tente de retrouver ou d’inventer les fondamentaux d’un vivre-ensemble orienté vers le respect mutuel et la survie collective.
Croyez-vous dans la réalité ? Vous pensez que cette question n’a pas lieu d’être, que c’est une mauvaise blague. Détrompez-vous. Quelques années avant l’effondrement, la réalité s’est estompée, elle s’est faite floue, trouble. Les bonnes gens ont commencé à douter. Les faits ne parlaient plus d’eux-mêmes, on les faisait parler. On leur faisait dire n’importe quoi. À côté des informations, des milliers de fake news et autres deepfakes ont vu le jour, comme autant d’irruptions brutales d’une réalité alternative dans la nôtre. Cultivés hors sol, les mots ont perdu leur sens, ils sont devenus des éléments de langage prêt-à-parler, des incantations ou des mantras répétés inlassablement par des perroquets grassement payés pour surtout ne pas penser. #novlangue #neothinking Grâce aux réseaux sociaux, la propagande s’est déversée avec la force d’un tsunami, emportant avec elle les démocraties. Des personnalités qui jusque-là ne trouvaient pas de tribunes se sont mises à prospérer, raflant les likes, les points d’audimat, les dollars et enfin les votes. Le politiquement correct, synonyme de civilité, garant du vivre-ensemble, est devenu une insulte. #Tamèreestpolitiquementcorrecte! On s’est vu reprocher de bien penser. Et penser mal, ou à mal, est apparu comme un gage de sincérité, d’authenticité. L’Europe partait en lambeaux et le monde sombrait dans une crise financière sans précédent dont il ne ressortirait pas, on attisait la haine et flattait les bas instincts des masses laborieuses en proie à un désespoir des plus légitimes. La parole se libérait, et avec elle le racisme, le sexisme, l’homophobie, la haine de l’autre. C’était la faute des réfugiés, des pauvres, des personnes handicapées, des LGBT, des femmes, des vieux. Et des enfants. La faute des faibles. Jamais celle des forts, des puissants qui avaient pourtant mené le monde à sa perte, bradant l’avenir de la planète contre une poignée de dollars. C’étaient les oppresseurs qui, au lieu d’être la cible de la vindicte populaire, désignaient du doigt, avec un sourire en coin, les boucs émissaires. La dictature de l’émotion assise sur de froides équations. Parfaite machine à broyer les âmes. Implacable. Un mécanisme de régulation présent chez tous les primates reprenait du poil de la bête, signe que le monde des hommes allait très mal…
La nuance et la tolérance sont devenues suspectes.
En conséquence, mon allergie aux humains s’est encore aggravée.
Légèrement au large de notre civilisation désormais en grande partie agonisante, sous le poids des calamités induites par des avidités et des égoïsmes trop longtemps laissés maîtres réels du jeu, une expérience de sciences appliquées, décisive et potentiellement ultime, est en cours. Mêlant les compétences hard et les habiletés soft, sous l’égide d’une puissante intelligence artificielle évolutive, toute nourrie de curiosité et de bienveillance, une communauté de volontaires plus ou moins triés sur le volet, sur une île artificielle atlantique, tente de retrouver ou d’inventer les fondamentaux d’un vivre-ensemble orienté vers le respect mutuel et la survie collective.
Avant l’effondrement, le monde était gouverné par des hommes, riches à milliards, qu’on disait parfaitement sains d’esprit, auxquels tous voulaient ressembler et qui saccageaient la nature impunément, écrasaient et affamaient leurs semblables en toute inconscience. Une trentaine d’hommes et leurs familles détenaient à eux seuls près de 80 % des richesses mondiales. Le monde leur appartenait. Grâce à la douleur que me causait leur simple existence, j’ai toujours su ce qu’ils étaient : des super-prédateurs, promoteurs d’une doctrine cannibale. Ils pensaient défendre la liberté mais n’envisageaient que la leur, la liberté d’accumuler les richesses, d’affamer les peuples, de détruire la planète. L’argent était leur finalité, il donnait du sens à leur vie. C’était leur dieu… Oh dieux ! Odieux !
Je les observais, tapie derrière mon écran, à l’affût de leurs moindres caractéristiques. Depuis toujours, les similitudes me sautent aux yeux, on appelle cette compétence particulière pattern recognition en anglais, « reconnaissance des formes » en français. Des termes compliqués pour désigner la capacité à modéliser, à systémiser. Des termes froids pour une compétence qui vise à réchauffer, à rassurer, à comprendre, à mettre un peu d’ordre dans un chaos de sensations et d’informations.
Ils étaient charismatiques, énergiques, prompts à juger. À leurs yeux, la réalité était malléable à souhait. Ils ne tenaient pour vrai que ce qui allait dans leur sens. Ils étaient disposés à tout détruire sur un coup de tête, un coup de sang. Dynamiques, intransigeants, ils maniaient les idées comme d’autres avant eux avaient manié la hache, le fléau ou le gourdin, sans finesse, avec hargne. Ils voulaient que le monde se plie à leur volonté et voyaient la planète tout entière comme un immense terrain de jeu. Or, la nature dont ils pensaient être les propriétaires légitimes avait commencé à changer, à se rebeller, ils étaient les plus mal placés pour prendre la mesure du désastre qui les guettait, qui nous guettait tous.
Ils étaient des murs, des casernes, des forteresses, de gigantesques tours, de lourds blocs de pierre, des montagnes de granit, les forces d’inertie du système, les poids morts qui pesaient sur notre dos.
C’est grâce à Ariel Kyrou que cette « Résolution » de Li-Cam, le quatrième roman de l’autrice (même si le format est plutôt celui d’une novella), est remontée brutalement au sommet de ma montagne à lire personnelle, au milieu de laquelle il somnolait doucement depuis sa publication à La Volte en 2019. L’auteur de l’excellent « Dans les imaginaires du futur » y signale avec ferveur que l’on y « réinvente deux concepts cruciaux de l’anarchisme, d’une part le sens de la communauté, d’autre part la solidarité qui en décline la vérité opérationnelle », en indiquant également la forte résonance de cette création contemporaine avec la si stimulante utopie ambiguë d’Ursula K. Le Guin, « Les dépossédés » (1974). En donnant forme à une savoureuse tension paradoxale, Li-Cam amalgame les ferments délétères du capitalisme tardif, sa consommation dépourvue de sens et ses trolls robots semeurs de haine, retourne les refuges fantasmatiques des défiscalisateurs effrénés de Hugues Jallon (« La Base », 2004) et les extra-territorialités si désirables des milliardaires libertariens d’Éric Arlix et Frédéric Moulin (« Agora Zéro », 2019), emblématise le morcellement terminal des semi-monades spatiales de Pierre Alferi (« Hors Sol », 2018), pour nous offrir une véritable tentative utopique, quelques pas déjà au-dessus du gouffre, retrouvant la frugalité indispensable à ce type d’expérience de pensée science-fictive (largement rappelé et étayé dans les « Le désir nommé utopie » et « Penser avec la science-fiction » de Fredric Jameson), au carrefour des projets scientifiques de recherche appliquée, de l’« Identification des schémas » chère à William Gibson, des financements rusés de Pierre Ducrozet (« Le grand vertige », 2020) et des éparpillements salutaires assistés par intelligence artificielle de Sandrine Roudaut (« Les déliés », 2020). Et bien que « Clac fait le bouton en s’enfonçant », ce n’est pas vraiment ici « Chacun fait c’qui lui plaît », ce qui peut dérouter et in fine se révéler salutaire quand à l’imagination de moyens de s’en sortir.
Li-Cam - Résolution - éditions de La Volte
Hugues Charybde
l’acheter ici