Icône H., l'Iliade en version 2021 de Véronique Bergen
Mythologie et mythomanie, filiation divine et guerre des gangs, beauté suprême et empire des sens : une formidable réécriture contemporaine de l’Iliade autour de la figure icônique de H., au langage violent et savoureux.
Mensonge le mythe de mes origines qu’on m’a biberonné quand j’étais enfant, bobard mon père changé en cygne pour copuler avec ma mère, blabla ma génitrice ovipare, moi née d’un œuf.
Je m’appelle Hélène, Hélène simulacre.com. Mon histoire sent la pluie du Péloponnèse, l’Asie Mineure, la mort en conserve, la vie en surgelé. Au moins bon de ma forme, je pratique une existence sur deux colonnes. Le reste du temps, je milk-shake les siècles, les continents, superposant avec brio ma vie et celle de la belle Hélène. Moi, Hélène, la poupée somnambule, je suis née pour déclencher la guerre.
Baptisée Hélène, j’ai très tôt débaptisé mon entourage, appelant ma mère Léda, mes frères Castor et Pollux, ma soeur Clytemnestre. Dès la maternelle, j’avalais en panade les péplums sur la guerre de Troie. Précoce, je peaufine depuis l’âge de mes quatre ans mon odyssée, ma légende achéenne. Tout débuta le jour où ma mère me mit en garde « fais attention, Hélène. Les reines de beauté qui affolent les sens des hommes, qui sèment incendies, suicides, pillages sur leur passage finissent étouffées dans leur bain puis pendues ». Un destin pareil, taillé à ma démesure, je jurai de m’appliquer à en être l’élève modèle. Ma naissance est frelatée, date de péremption expirée, mais mon nom saute de siècle en siècle. Sous bien des aspects, mon époque m’ennuie à mourir et ma venue au monde me donne la nausée. C’est pourquoi, sur l’une et l’autre, je projette la guerre de Troie.
Ma beauté jalonne sa vie de morts, de razzias ; à l’intérieur des six lettres de mon prénom, je me farde, me déhanche et ondule courtisane jusqu’à vacillation du monde. Je me hais. Ma splendeur adore effacer le jour de ma naissance par une apothéose de cataclysmes, une chaîne de cocus. Tout ce que j’approche est détruit, telle est la rançon de ma beauté. Je fais exploser les couples, se disloquer les puissants, j’inocule le virus de la débauche aux grands vertueux. Non contente de rafler le père, je conquiers le serviteur, le fils et la fille, laissant en mon sillage une traînée d’éclopés. Pour moi, on adultère à tour de bras, on éventre, on trahit, moi, le germe de la division, moi, que tous convoitent. Ma beauté canonique est fatale, vénéneuse, un mélange de Lulu et de l’Ange bleu, avec la touche de la perfection plastique en sus. Mon être ? Un fléau pour qui se laisse piéger dans le tourbillon de mes charmes. Mon moi ? Un grand vide, étranger à lui-même, qui se remplit de corps, qui ne prend existence qu’à ricocher sur la pupille de ses adorateurs.
Mon corps livré à tous, mon esprit demeure impénétrable. Toutes les femmes sont en moi mais je ne suis en aucune d’entre elles? Mon corps est plus qu’un corps, il est un attracteur étrange qui rend fou. Céder à mon propre désir, à celui des hommes et des femmes, je n’ai pas d’autre loi. Enfermée dans ma beauté, j’étouffe. Enfant déjà, je ne me sentais pas humaine ; j’avais compris que je ne faisais pas partie du clan des hominidés mais de la famille des drogues, des substances synthétiques. À la fois enchantement et poison, je libère en continu ma dangereuse potion chimique, une irradiation rayons ultra-glossy. Très vite aussi, j’ai compris qu’on me convoite autant qu’on me hait, que derrière le désir, se tapit le mépris, qu’en m’adulant on vise à me piétiner purée d’Hélène.
Hélène, le siège d’Ilion, la fuite de ton père Zeus, la mort de milliers de Troyens et d’Achéens, c’est de ta faute, la ruine de Troie, c’est because toi, because ta satanée beauté de catin givrée qui sème la zizanie.
La guerre de Troie a-t-elle eu lieu ailleurs que dans la mythologie ? On ne le saura pas. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la fille chérie et adultérine d’un roi de la pègre bruxelloise, séductrice invétérée prête à tout ou presque pour aller au bout de ses désirs, soudains ou mûris, se pique de mythologie grecque et d’histoire homérique à la limite allègrement franchie de la névrose obsessionnelle, et que cela n’est pas sans conséquences sur son entourage au sens large. Renommant gaillardement toutes ses connaissances et ses rencontres avec leurs noms appropriés tirés de « L’Iliade », elle ne peut que constater que se bâtit autour d’elle à vive allure, sans qu’elle ait besoin de beaucoup influencer le destin, un scénario analogique en tout point digne de celui du barde aveugle père putatif de la littérature. En pleine guerre des gangs désormais, entre Paris et Bruxelles, des histoires intimes longtemps gardées sous le boisseau doivent se conclure – et la plupart des membres de cette famille seront appelés à la barre du récit pour en dévoiler les tenants et aboutissants les moins connus -, pour le meilleur et pour le pire, si tant est que le désir tous azimuts de H., l’icône féminine absolue, puisse être assouvi ou muselé.
Le premier amant qui m’a dit « déloge Hélène de Troie de ta personne et réintègre ta vie », je l’ai planté sec seize minutes après la profération de sa sentence bi-octosyllabique. Ceux qui ne perçoivent pas les remparts de Troie dans mon studio sous les combles, ceux qui, s’accrochant à leur prénom, refusent d’être baptisés Achille ou Hélénos, ceux qui se rendorment quand je les homérise, au petit déjeuner, je les renvoie dans leur présent étroit, à l’illusion de leur identité. Décrocher d’eux-mêmes, s’adjoindre une vie en contrebande et trois existences de rechange n’est pas fait pour leur génome crispé sur leur code-barre personnel. Si je vois que le goût d’être Achéen ou Phrygien, de m’offrir à des Dioscures de passage les titille, je leur donne quelques semaines pour vagabonder dans mes délires, m’offrir les charmes de Sparte le jour, les extases d’Ilion la nuit. Avec les petites frappes bornées, pas la peine d’évoquer les hauts faits kleptomanes de Pâris à leur moindre vol à la tire, pas la peine de leur refiler des mangas, des jeux vidéos « offrez-vous Hélène de Troie ». Sur tout ce qui précède leur naissance, ils tirent l’échelle. C’est pourquoi, souvent, je suis la seule à me promener sur les murailles de Troie, à pleurer la mort de Troïlus, à reconnaître dans la femme qui m’enlace la reine des Amazones, veillant à ne pas troubler ceux qui pensent que les individus, les époques, les lieux sont étanches, veillant à ne pas accrocher mes casseroles mythico-psychotiques à leurs neurones bien ordonnés. Passer de la cour de Mycènes à un marché de Pergame quand on quitte ma chambre pour ma cuisine n’est pas donné à tout le monde. Pour exceller dans la stéréoperception des espaces et des temps, il faut commencer tôt, s’adonner à un training intensif. A jeun, les plus doués habituent leurs sensations à faire le grand écart, à franchir trois millénaires, à vivre la superposition des durées et des lieux. Pour les autres, l’apport de divines substances, de stupéfiants est indispensable.
En mobilisant une fine connaissance encyclopédique non seulement de « L’Iliade » et de « L’Odyssée » (et naturellement de «L’Énéide») mais aussi des textes gravitant historiquement autour d’elle (on songera à la « Bibliothèque » d’Apollodore et à ses listes de prétendants liés par le serment à Tyndare, notamment), Véronique Bergen, avec ce « Icône H. » publié en avril 2021 aux éditions OnLit, poursuit discrètement – mais avec ici la flamboyance des grands péplums (et des moins grands officiellement, le « Caligula » de Tinto Brass étant par exemple une référence explicite et logique) comme celle des sagas mafieuses de haut vol et de sordide avéré – son exploration des modalités sociales et politiques de contrôle de la féminité et de son potentiel déviant, dont certaines facettes attendues ou moins attendues se trouvaient par exemple aux centres de gravité secrets de « Marilyn naissance année zéro » (2014) comme de « Janis Joplin – Voix noire sur fond blanc » (2016) ou du « Corps glorieux de la top-modèle » (2013). Évoluant avec détermination entre film d’action et soap opera, entre érotisme et pornographie lorsque nécessaire, entre étude de mœurs et exploration psychédélique aux substances variées, voici que surgissent au moment ad hoc une brutale poésie du corps surexposé (on songera peut-être alors aussi au Patrick Bouvet de « Canons » ou de « Pulsion lumière ») et une subtile mise en abîme par la lancinance (le Ludovic Bernhardt de « Work Bitch » n’est pas si loin), ou une incision psychanalytique menée volontiers au 9 mm ou à ses équivalents tranchants (avec une attention particulière portée au rapport mère-fille, qui nous rappellera logiquement l’extraordinaire « Jamais » de 2017) : dans tous les cas, ce qui est central ici, c’est bien l’aventure de la création du langage spécifique et approprié à ce formidable télescopage de mythologie et de pop culture. Allant beaucoup plus loin et beaucoup plus radicalement que la première vague des mixeurs du mythe et du contemporain (les maîtres précoces de l’anachronisme judicieux que furent le Jean Cocteau de « La machine infernale » en 1932, le Jean Giraudoux de « La guerre de Troie n’aura pas lieu », justement, en 1935, et le Jean Anouilh d’« Antigone » en 1944, par exemple), Véronique Bergen nous offre une langue qui sait jouer aussi savoureusement que violemment des ruptures de tonalité et des coups de lame permis par les frottements de l’anachronisme et de l’analogie, de l’histoire familiale et de la névrose, de l’imagination débridée et du jeu fatal des correspondances. Et c’est ainsi que le désir féminin, sa satisfaction quoi qu’il en coûte et sa maîtrise autant que faire se peut, sous condition historique de convoitise masculine, peuvent sans doute constituer un gigantesque point aveugle, au sens de Javier Cercas, de toute mythologie digne de ce nom, actualisée ou non.
Léda. Infanticide raté.
Progéniture arrêtée à ce jour: deux filles, deux garçons de trois pères différents. Mon sens de l’égalité va jusqu’à se loger dans les mômes que j’engendre. J’ai enfanté comme par distraction, d’abord les jumeaux, puis Caroline et Hélène. Le bulletin de ma santé mentale après la naissance des deux dernières, c’était Dresden sous les bombes. Accoucher d’enfants de sexe féminin n’est pas ma vocation. Dans la liste des pères putatifs d’Hèlène, il y a même un ministre. Le jour où il m’a dit de coter en bourse la beauté de ma fille, la plausibilité qu’il soit le donneur des spermatozoïdes gagnants a chuté à zéro.
Chaque jour, je revois la scène capitale qui a engendré mon malheur. Pimpant comme un lord, mon frère offre à Hélène un miroir à main pour fêter l’anniversaire de ses quatre ans. Le véritable responsable de nos ennuis, je l’accuse sans ambages, je parle de l’inventeur des surfaces polies où l’on se mire, qui sa beauté, qui son visage ingrat. Mes amies disent que j’exagère, qu’au même titre que toutes les choses, l’objet miroir, l’objet psyché n’est pas mauvais en soi mais dans les usages qu’on en fait. Une fois qu’Hélène a vu ce que les autres voyaient en elle, ce fut trop tard. Dès lors que passèrent en ses yeux les visions qu’elle soulevait en nous, il n’y eut plus rien à faire. D’emblée, elle a compris l’arme que son minois, son corps recelaient. Mon frère est un âne de lui avoir fait prendre conscience si jeune des charmes qu’elle exerçait. Hélène, si tu continues à savourer ton reflet dans l’eau de l’aquarium, tu finiras comme Narcisse, changée en chardon de laine, démembrée par des piranhas.
Le déclencheur fatal de notre funeste saga fut le film Hélène de Troie que l’institutrice passa pour les mômes qui ne voulaient pas faire la sieste. Ces deux heures de gavage d’images mirent la tête de ma fille sens dessus dessous tandis qu’elles rendirent Caroline allergique au son « oi », aux bateaux et aux armures. Perturber à vie deux de mes enfants en une après-midi… la maîtresse d’école a fait fort. Dans cette catin grecque qui saute de mâle en mâle et envoie à la mort tous ceux qui sont passés ou rêvent de passer dans son lit, Hélène s’est reconnue. Ne pas faire de différence entre soi et un personnage mythologique, prendre au pied de la lettre chaque scène du film et en faire son catéchisme, tout indiquait que ma cadette souffrait de perturbations psychiques aiguës. On a peut-être été trop laxistes au début, la laissant nous débaptiser, nous apostropher Léda, Castor ou Pollux, changer sa chambre en palais royal… On aurait dû faire halte à sa maladie dès les premiers symptômes. Ne sachant pas qui elle était ni qu’elle était elle et rien qu’elle, ma benjamine a sauté à pieds joints dans la personne d’Hélène de Troie. Dommage qu’elle ne soit pas identifiée à Robin des Bois. On aurait bénéficié de toutes ses rapines. Ou à Cosette. Une boniche à mon service m’aurait aidée. Pour protéger sa propre fille, le père de Caroline a aiguillé Hélène vers Juliette. Pas malin car elle se serait poignardée sur le cadavre de Roméo… Butée, elle s’est accrochée à la belle Hélène.
Tu t’es trompée de H., ma petite, tu es la réincarnation de sainte Hélène lui chuchotais-je, tu es une fille de l’Église, le trésor du Vatican, la mère de l’empereur Constantin. L’été où elle s’enfonça un clou dans la paume de la main, j’ai failli réussir. Te barbouiller de sang avec un clou prouve que sainte Hélène vit en toi. Sa gloire d’archéologue biblique, de fouineuse du Golgotha, c’est d’avoir trouvé les bouts de bois sur lesquels on a crucifié Jésus, d’avoir déniché les clous qui ont transpercé ses poignets. Tu ne partirais pas en pèlerinage à Jérusalem, découvrir sa couronne d’épines, son pagne ? En dépit d’un ébranlement éphémère, elle continua, obstinée, à se glisser chaque jour un peu plus dans la peau de la Spartiate, la tapineuse, croqueuse d’hommes, semeuse de cadavres. Les cinéastes qui ont adapté la saga ont aggravé son cas. J’aurais dû intenter un procès à Robert Wise pour son Elena di Troia, à John Harrison pour son téléfilm avec Sienna Guillory, à Giorgio Ferroni pour La Guerre de Troie avec Edy Wessel, à Wolfgang Petersen et ses acteurs, Diane Kruger, Brad Pitt.
Ma responsabilité latérale, indirecte, symbolique ? L’avoir baptisée Hélène. Si H. bourdonne dans une ruche, plus aucune abeille mâle ne nous butine, toutes déversant leur miel dans leur favorite. Voilà ce que Caroline ne cesse de me reprocher. Avoir engendré un monstre, une vamp fatale à la séduction mortelle, qui piège dans sa beauté. Contaminée par le péplum de Ferroni, elle m’accuse de n’avoir pas eu le courage de l’abandonner à la naissance, comme on l’a fait pour Pâris, quoique, minaude-t-elle, laisser en vie une créature néfaste, c’est courir le risque de voir la prophétie se réaliser. Maman, il fallait éliminer Hélène et Pâris, faire en sorte que leur premier jour sur terre coïncide avec leur trépas.
Le pire pour nos oreilles fut l’adoption par Hélène d’une diction en hexamètres dactyliques, cette métrique pratiquée par Homère, l’auteur de sa gloire. J’aurais dû tuer le serpent dans l’œuf, verser de l’azote liquide sur L’Iliade, cryogéniser à l’aide d’un extincteur d’incendie les reproductions d’H. de T. qui proliféraient dans la maison. Je suis fière d’avoir marqué un point décisif : l’avoir bercée de la légende de son père changé en cygne, de sa naissance dans un oeuf à la coquille si affreuse que son paternel a pris à jamais la poudre d’escampette. Ma fable lui a dévissé son moral et son bon sens. Hélène, la plupart des papas cygnes sont frappés d’un don de voyance. Ayant perçu en toi la graine d’une fleur de macadam qui ravagerait l’Europe et l’Asie, il s’est enfui de dégoût. Lui, au moins, il a vu clair. Ta beauté, juste un miroir aux alouettes, un attrape-mouches, une façade qui dissimule ton essence de roulure.
Hugues Charybde le 27/09/2021
Véronque Bergen - Icône H. - Hélène de Troie - éditions ONLIT
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