“Forced Entertainment”, pionniers du théâtre contemporain et rois du Festival d'Automne 2021
Avec six pièces présentées dans le cadre du Festival d’Automne 2021 à Paris : And On The Thousandth Night, Tomorrow’s Parties, Complete Works: Table Top Shakespeare, The Notebook d’après Agota Kristof, Heartbreaking Final et 12:AM: Awake and Looking Down, le légendaire collectif théâtral anglais “Forced Entertainment” fait fort… Du renouvellement des formes à la critique du spectacle de celles-ci; 35 ans de pratique et un répertoire qui troue toujours.
Depuis sa formation en 1984 à Sheffield, le collectif Forced Entertainment, emmené par son directeur artistique Tim Etchells, fait figure de pionnier du théâtre contemporain. Nourri autant de pop culture que du dialogue avec les autres arts, le collectif manifeste un humour à toute épreuve et opère une critique subtile de la société du spectacle. Invité régulier du Festival d’Automne depuis 2007, le portrait qui suit permet de redécouvrir un parcours hors norme, qui ne cesse de jouer avec les données de la performance pour mieux en réactiver la capacité d’enchantement.
Forced Entertainment a été programmé au Festival d’Automne à de nombreuses reprises durant les quinze dernières années. Que signifie pour vous le Portrait qui vous est cette année dédié ?
Tim Etchells : C’est très enthousiasmant. C’est toujours intéressant pour nous de présenter plusieurs spectacles dans un cadre unique, car cela permet au public d’apprécier la diversité de notre travail et de découvrir des pièces plus anciennes qu’il n’aura peut-être pas vues. C’est formidable d’avoir cette opportunité.
Comment les spectacles présentés ont-ils été choisis ?
Tim Etchells : Nous essayons de couvrir un large éventail de pièces, à différentes échelles, adoptant des stratégies et des dispositifs formels variés. Certains spectacles n’ont jamais été présentés à Paris, d’autres l’ont été il y a longtemps. Nous souhaitons sensibiliser le public à de nouveaux aspects de notre travail, mais aussi rejouer des pièces qui ont déjà été vues à Paris.
Quel fil conducteur peut-on tisser entre ces pièces ?
Tim Etchells : Je suppose qu’elles sont toutes fondées sur une compréhension très élémentaire de la situation théâtrale. Nous pensons au fait de partager l’espace et le temps avec le public, de réaliser devant lui une représentation en direct. Notre travail a souvent une esthétique artisanale. Il cherche à réduire la situation à quelque chose de très humain, à explorer ce que l’échange au théâtre a de fragile et de ludique. Cela se décline de différentes manières dans chacun des projets. Il y a une dimension politique à cette fragilité et à cette insistance sur l’échange en direct lors de la représentation. Un autre fil conducteur est que nous cherchons des solutions radicales à la question de ce qu’est une représentation. Dans nombre de ces œuvres, une seule idée est le moteur de toute la soirée. Il est question d’un geste unique, que nous tentons d’explorer en profondeur. Nous voulons convier les spectateurs à un voyage autour d’une proposition simple.
Les six acteurs de Forced Entertainment travaillent ensemble depuis plus de trente-cinq ans. Dans quelle mesure s’agit-il d’une création collective ?
Tim Etchells : Cela a toujours été un projet collectif et cela le demeure absolument. Il est assez unique par sa longévité. Je pense qu’il devient plus fort avec le temps. Nous détenons collectivement la propriété artistique du travail et toutes les décisions importantes sont prises ensemble. Je fais normalement la mise en scène et j’écris souvent les textes, mais même en tant que tel, mon rôle est souvent d’écouter et d’essayer d’organiser ce que propose le groupe. Du collectif naît le dynamisme et la tension qui font de notre œuvre ce qu’elle est. La manière dont nous créons des spectacles est très difficile parce que c’est une négociation sans fin. Nous tirons tous le travail dans des directions différentes, mais cela aboutit généralement à plus de clarté.
Pensez-vous que les spectacles auront d’autres résonances dans le contexte actuel ?
Tim Etchells : Étrangement, à cause de la pandémie de Covid-19, le fait de faire du théâtre tout court prendra une autre résonance en septembre. Cela fait douze mois que nous n’avons pas joué en public. Les premières représentations seront celles de Paris. Cela va donc être un immense changement pour nous. Le principe même de se rassembler pour voir un spectacle, de partager l’espace et le temps avec une foule de gens, n’aura pas la même saveur. Le monde a changé, à cause de la pandémie mais aussi d’autres bouleversements : le virage général vers la droite, le Brexit, Trump aux États-Unis ces dernières années, le mouvement Black Lives Matter l’an passé... Politiquement et socialement, nous vivons un moment important et assez électrique. Je ne doute pas que les pièces résonneront dans ce contexte très différemment et qu’elles ouvriront des questions intéressantes.
Propos recueillis par Barbara Turquier pour le Festival d’Automne 2021
Empruntant son titre et une partie de son inspiration aux Mille et une nuits, And On The Thousandth Night... explore la relation vivante qui se noue sur scène entre une histoire, son public et ses conteurs. Sur le plateau, la règle du jeu est aussi simple que retorse : chaque roi ou reine peut interrompre à tout moment le récit d’un autre, amorçant un nouveau récit ou le prolongeant à la manière d’un cadavre exquis. Entre concurrence, interruptions intempestives et abandons en rase campagne dans quelque impasse narrative, les conteurs nous captivent et nous surprennent, composant collectivement un récit sans fin. Le public peut entrer et sortir librement, à mesure que les interprètes évoluent de la fatigue à l’hystérie, de la vulgarité à l’absurde. And On The Thousandth Night... offre une expérience théâtrale unique, surprenante et fascinante, dont les ressorts minimalistes cachent une variété infinie de possibles. Ici, une histoire se raconte, improvisée en direct par une série de personnages en costumes de rois et reines. Une histoire qui vire constamment de registre et de genre – du conte traditionnel à l’anecdote de comptoir, de la mauvaise blague au récit de fantôme, du livre pour enfants à la fable philosophique...
Deux acteurs convoquent sur scène une multitude de futurs hypothétiques, invitant le public à une réflexion tour à tour joueuse, délirante et effrayante. À l’instar d’autres œuvres de Forced Entertainment fondées sur le langage, Tomorrow’s Parties explore la capacité des mots à faire exister ce qui n’est pas encore.
Sur une scène éclairée par des lumières de fête foraine, deux acteurs sur une estrade rivalisent de prédictions, des plus fantasques aux plus réalistes. Dans cet espace physique pourtant restreint, leur discours construit un espace dramatique d’ampleur, le lieu d’une investigation dans nos fantasmes intimes et collectifs. Recyclant joyeusement ce qui nous environne de discours politiques ou économiques, technologiques ou environnementaux sur l’avenir, les scénarios se côtoient, certains étranges et merveilleux, d’autres plus sombres – certains clairement irréalisables, d’autres éminemment plausibles. Fantaisies merveilleuses, dystopies inquiétantes ou cauchemars politiques, que disent ces récits de qui nous sommes et de notre présent ? Quelles sont les limites du monde que nous habitons ? Comment les mots peuvent-ils refaire le monde ? Évoluant du comique au poignant, traversant librement les genres populaires ou illustres, la pièce fait résonner en nous la musique infinie du rêve, de l’espoir et des peurs.
Tour à tour, durant plusieurs jours, les acteurs de Forced Entertainment condensent chaque pièce de William Shakespeare en une série de trente-six miniatures intimes, jouées sur une table à l’aide d’objets ordinaires. Comédies, tragédies, pièces historiques et œuvres tardives, tout y passe. Porté par une interprétation de haut vol, aussi minimaliste que maîtrisée, le spectateur se trouve happé par le destin d’une bouteille d’huile ou d’un pot de moutarde. Ce geste littéral, confrontant un monument littéraire à la sphère prosaïque des objets de consommation, opère un déplacement salvateur. D’une part, il nous rapproche de ces chefs-d’œuvre plus ou moins connus ; d’autre part, il dégage l’œuvre de ses atours historiques pour ne s’attacher qu’aux ressorts narratifs et à leur faculté de mobiliser nos émotions et notre imagination. Anthologie de poche d’une folle ambition, Complete Works: Table Top Shakespeare témoigne de l’humour ravageur de la compagnie basée à Sheffield comme de son obsession pour les performances fondées sur les puissances du langage.
Mettre en scène les œuvres complètes de Shakespeare sur le plateau... d’une simple table. Faire jouer les rôles par des objets tout droit sortis d’une cuisine. L’audace de la proposition est à la hauteur de sa simplicité, et son efficacité s’avère redoutable.
Vêtus de costumes gris identiques, deux hommes d’âge mûr lisent dans un cahier leur récit commun : celui de deux jumeaux évacués, durant la Seconde Guerre mondiale, de la « grande ville » vers la maison de leur grand-mère afin de les éloigner du conflit.
Apparaissant d’abord comme des marginaux, ces enfants se muent en apprentis moralistes, tentant de survivre dans une Europe centrale minée par la cruauté et l’opportunisme. De l’écriture précise d’Ágota Kristóf, Tim Etchells tire une mise en scène d’une remarquable intensité, par le biais d’un dispositif scénique très simple. Les acteurs Richard Lowdon et Robin Arthur livrent une performance en miroir, s’exprimant d’une même voix dépassionnée pour traduire le parti pris de Kristóf de les faire parler en un « nous » unique. Écrite en 1986 peu après la formation de Forced Entertainment, The Notebook fait résonner l’expérience de la guerre avec la violence contemporaine d’un monde au bord de l’effondrement.
Adapté du célèbre roman d’Ágota Kristóf, The Notebook déploie sa logique naïve et implacable, instillant son humour noir au sein de sa trame historique. Forced Entertainment en tire un marathon narratif pour deux interprètes piégés dans une même voix, au fil d’une performance troublante.
Fruit de la collaboration entre Tim Etchells et la violoniste kazakhe Aisha Orazbayeva, connue pour ses interprétations radicales de la musique classique et du répertoire contemporain, Heartbreaking Final plonge le spectateur dans une expérience sensorielle, immersive et percutante.
Cofondateur de Forced Entertainment, Tim Etchells mène parallèlement une carrière d’écrivain et d’artiste visuel utilisant les médias numériques, la vidéo et l’installation. Sur une scène dominée par une de ses imposantes sculptures de néons, la musique d’un trio à cordes s’associe à des voix multiples et à une palette de matériaux sonores – drones, fragments mélodiques, sons percussifs... Cette construction rythmique, fondée sur la boucle et la variation, évoque un processus mental en perpétuelle agitation. Des peurs, des souvenirs, des lettres d’amours et des morceaux d’histoires remontent progressivement à la surface, susurrés, criés ou chantés sur scène. Un ensemble d’acteurs et de musiciens – dont Etchells et Orazbayeva – construisent et déconstruisent, au fil d’une improvisation débridée, leurs pratiques de jeu. Tissant un réseau d’associations libres, Heartbreaking Final donne à voir et à entendre un monde éclaté et fiévreux, à la fois étrange et familier.
Cinq acteurs silencieux, un dressing débordant de vêtements et une série de pancartes... Tels sont les ingrédients apparemment simples d’une performance hors norme, aussi hilarante qu’hypnotique, mettant en jeu la capacité du théâtre à donner vie à des personnages et à susciter la croyance en ses fictions. C’est 12:AM Awake and Looking Down.
« Un berger de neuf ans », « La fille hypnotisée », « Elvis Presley (le chanteur mort) », « Une hôtesse de l’air oubliant son divorce »... Peints sur des pancartes en carton, ces noms et attributs convoquent autant d’identités éphémères pour cinq interprètes en quête de personnages. Tout au long d’une performance de cinq heures, les individus sur scène essaient ces désignations sur eux-mêmes et sur les autres, sondant ainsi les écarts qui existent entre l’apparence et l’identité, l’acteur et le personnage, les mots et les choses. Le public, libre d’entrer et de sortir à sa guise, s’attache à ces ébauches de récit et à ces personnages étrangement familiers, bien que nés d’un costume et de quelques gestes ou mots. À sa création en 1993, la pièce inaugurait un tournant dans le travail de Forced Entertainment vers une exploration toujours plus épurée du langage, de la durée, et de l’interaction avec le public. Une ode à la faculté du théâtre de créer la magie avec les plus sommaires des outils.
“Divertissement forcé” est bien le nom programmatique du collectif de Sheffield qui fait figure d'avant-garde du théâtre contemporain britannique. Ses six membres, placés sous l'impulsion artistique du metteur en scène et plasticien Tim Etchells, interrogent sans relâche les codes de la représentation. Leur marque de fabrique : un intérêt constant pour les conventions du jeu, qu'ils dynamitent volontiers, un questionnement permanent sur le rôle du public qu'ils n'oublient jamais de solliciter et sur notre société du spectacle. Rarement construites à partir d'un texte préexistant mais toujours issues d'un travail d'improvisations, d'expérimentations et de débats collectifs, leurs créations mobilisent avec inventivité et irrévérence d'autres arts (performances, cinéma, arts visuels) pour ouvrir une brèche vers leur auditoire, cherchant à lui plaire comme à le prendre à contre-pied. Si vous aimez les surprises, ses spectacles sont pour vous.
Milton Sacramento le 15/09/2020
Forced Entertainment 2021 : And On The Thousandth Night, Tomorrow’s Parties, Complete Works: Table Top Shakespeare, The Notebook d’après Agota Kristof, Heartbreaking Final et 12:AM: Awake and Looking Down, dates, prix et places ici