De l'exoplanète en guise de beaux-arts avec TOI 700D

L’infini est le signe de l’espace vide que la science-fiction affronte, de ce qui peut encore changer, une excroissance née dans le fini que le voyage excède. Il se manifeste comme ce qui ne tolère rien de prescrit, pas de sens, pas de propriété qui serait éternellement fixée ou inchangeable parce qu’on la supposerait déjà bouclée a priori. » Jean-Clet Martin, Logique de la science-fiction. De Hegel à Philip K. Dick, 2017.

Ben Rivers, Look Then Below, 2019 16 mm/HD video Courtesy the artist and Kate MacGarry Gallery, London

Ben Rivers, Look Then Below, 2019 16 mm/HD video Courtesy the artist and Kate MacGarry Gallery, London

TOI 700d. Toutes lettres détachées — ce nom désigne une exoplanète découverte par la NASA en janvier 2020. Autant dire une éternité pour notre petite humanité touchée par le virus du Covid-19. Au cœur de la constellation de la Dorade, à 100 années-lumière, l’existence de TOI 700d a été enregistrée par le satellite TESS (Transitory Exoplanet Survey Satellite) envoyé dans l’espace en 2018 afin de repérer les corps célestes de la taille de notre planète et de mesurer leur luminosité. Si la masse et le rayon de TOI 700d sont assez proches de ceux de la Terre, sa rotation autour de son étoile, une naine rouge de type spectral MV, ne demande que 37 jours. Elle n’a présenté jusqu’alors aucun signe d’éruption mais il faudra attendre encore longtemps avant de connaître avec précision son spectre lumineux, c’est-à-dire le flux stellaire émis à la surface de cet astre. L’observation de ces flux permet généralement de déterminer de façon partielle la composition des planètes et par là même de commencer à obtenir une représentation.

Roy Köhnke, Suspended consumption #1, #2 et #3, 2019 Plâtre, acier, câbles éthernet, dimensions variables. Crédit photo : Salim Santa Lucia Courtesy de l'artiste

Roy Köhnke, Suspended consumption #1, #2 et #3, 2019 Plâtre, acier, câbles éthernet, dimensions variables. Crédit photo : Salim Santa Lucia Courtesy de l'artiste

" De même que l'anthropologue culturel doit résister et être conscient de ses propres limites culturelles, de ses bigoteries et de ses préjugés - il ne peut pas s'en débarrasser, mais il doit en être conscient - je pense qu'un auteur de science-fiction a la responsabilité de faire la même chose s'il invente ce qu'il appelle une planète différente, une race différente, des êtres extraterrestres, etc. Ses êtres ne peuvent pas être simplement des Blancs anglo-saxons protestants avec des tentacules. Il faut repenser à tout cela - et avec une certaine conscience de ses propres préjugés."

Ursula Le Guin, " Naming Magic ", entretien réalisé par Dorothy Gilbert, The California Quaterly, n° 13-14, printemps/été 1978, The Last Interview and Others conversations, 2019.

Noémie Goudal, Satellite I, 2014

Noémie Goudal, Satellite I, 2014

Pour l’heure, TOI 700d est surtout une formidable machine à spéculations. Ses raies d’émission permettent d’ores et déjà de mentionner la présence de certaines molécules comme le cyanure, la méthylidine, le monoxyde de carbone ou encore l’oxyde de titane. Or, TOI 700d est située dans une zone que l’on considère comme propice à la vie telle que nous la connaissons. Mais qu’il s’agisse de rochers battus par les vents ou d’océans traversés par de puissants courants, tout cela ne relève encore que de la science-fiction. Pour autant, ce genre n’est pas à entendre ici comme l’expression d’une pure abstraction, un refus du réel au profit d’un lointain fantasmatique qui nous offrirait la possibilité d’échapper à notre condition terrestre. Au contraire, évoquer cette découverte astronomique — avec tout ce qu’elle suppose d’inconnu et de fabulation — est une manière d’intégrer l’immensité de l’univers au cœur de ce que l’on nomme l’Anthropocène ou le Capitalocène.

Plus qu’un miroir reproduisant une image exacte, TOI 700d est cette impulsion chimique et mentale, sensuelle et neuronale, qui nous invite à jouer avec son environnement, dont on pressent qu’il pourrait avoir des similitudes avec notre planète, malgré la distance considérable. Il s’agit alors de mettre au point une typologie fictive d’affinités et d’écarts par rapport aux territoires qui nous façonnent et que nous produisons dans un mouvement vertigineux de vortex dont l’accélération semble aller de pair aujourd’hui avec les crises et les destructions.

Botond Keresztesi, Unidentified Flora and fauna 2, 2021 120x100 cm , Acrylique et huile sur toile Photo: David Biro Courtesy de l’artiste

Botond Keresztesi, Unidentified Flora and fauna 2, 2021 120x100 cm , Acrylique et huile sur toile Photo: David Biro Courtesy de l’artiste

En tant qu’exposition, TOI 700d associe donc des figures qui travaillent sur un mode allusif avec ce que nous connaissons tout en faisant souvent appel à la déformation. Entre dissemblances et corrélations, elle agrège une multiplicité de différences qui cherche à créer de l’électricité affective en ne se soumettant pas de manière stricte à un concept. Les œuvres présentées y sont autant d’hypothèses à la fois émotionnelles et sémantiques, de véritables langages cryptés qui abordent l’acte de création comme une pensée matérielle qui n’a pas besoin des mots pour se justifier.

À ce titre, TOI 700d prend l’apparence d’un vaste biotope où des organismes distincts se mêlent les uns aux autres dans une tentative d’obtenir autre chose qu’une représentation complète de cette nouvelle planète. Faut-il alors définir cette entité physique dans laquelle le spectateur peut se perdre ou résister ? Je fais le pari que l’indétermination possède un réel attrait qui rejoint la puissance de la dissémination, à condition d’accepter que la raison ne soit plus l’unique ordonnateur de nos manières d’être au monde. À la rigueur de la classification — caractéristique de l’âge moderne — se substitue la plasticité des mutations et le registre stimulant des contradictions.

Kim Farkas, 20-08 (HS), 2020 Matériaux composites, Système LED, electroniques Approx. 100 x 15 x 11 cm Courtesy de l'artiste et Downs & Ross gallery

Kim Farkas, 20-08 (HS), 2020 Matériaux composites, Système LED, electroniques Approx. 100 x 15 x 11 cm Courtesy de l'artiste et Downs & Ross gallery

En fait, il s’agit de faire en sorte que les galaxies et les étoiles ne soient plus simplement synonymes d’idéalisme, prolongeant la tradition utopiste des « mondes meilleurs » du XXe siècle. Les astres doivent participer à une approche charnelle où l’imagination se tend entre insolence et contemplation. De ce point de vue, TOI 700d s’aventure du côté de propositions artistiques qui ne renouent pas exclusivement avec la perspective de formes élémentaires biomorphiques mais qui ouvrent sur des assemblages complexes et instables — échappant parfois à l’entendement pour mieux saisir la part chaotique de nos existences, c’est-à-dire ce qui ne peut se rapporter à une structure évidente.

TOI 700d fait le choix des identités troubles et des altérités incertaines dans le but de susciter des rencontres imprévisibles. Elle expose des « bactéries célestes » pour reprendre l’expression employée par Greg Egan dans son roman Quarantine paru en 1992. Cette dénomination n’est d’ailleurs pas à entendre seulement sur un mode métaphorique. Car ce que l’on peut voir se développer au sein de la galerie des Filles du Calvaire, c’est un régime de prolifération qui permet d’affirmer la nécessité de corps disparates. Si pareille variété dit peut-être la déchirure de l’espace esthétique unitaire, elle montre également les multivers qui nous constituent. Dès lors, TOI 700d est un surgeon sensible qui vient s’ajouter à cette découverte scientifique. Elle n’a plus qu’à bourgeonner dans vos têtes puisqu’elle n’a finalement qu’une ambition : traduire l’importance des ramifications à la fois nerveuses et analogiques.

Fabien Danesi le 28/06/2021
TOI 700d -> 24/07/2021
Galerie Les Filles du Calvaire 17, rue des Filles-du-calvaire 75003 Paris