L'expérimental machinique du “Mirror Guide” de Keith Rankin
Fans d’Autechre, du Hafler Trio et de Oneothrix Point Never, la proposition de Keith Rankin avec son “Giant Claw” a de quoi vous réjouir. Expérimental et barré, millimétré et délirant, une bizarrerie qu’on apprécie pour le rendu incomparable du son. Néo-contemporain ? Voyons cela…
Keith Rankin de Dayton, Ohio a sorti sa première cassette sous le nom de Giant Claw en 2010, à une époque charnière pour le son de l'underground expérimental du Midwest. Des piliers de la musique noise comme Wolf Eyes, Hive Mind, Skin Graft et Kevin Drumm avaient dominé la décennie précédente avec leurs expériences. Pourtant, à la fin des années 80, Emeralds, un groupe de l'Ohio, a commencé à publier de superbes improvisations inspirées de la musique cosmique sur des labels comme Hanson d'Aaron Dilloway, brisant ainsi les barrières stylistiques de la scène et préparant le terrain pour les premières sorties de Giant Claw. À l'époque où Rankin a sorti ces modestes cassettes à base de synthétiseurs, il a également cofondé le label Orange Milk, qui a subverti l'identité de la région et créé un réseau mondial de musiciens qui ont brisé les frontières.
Premier bilan : émergeant d'un moment critique dans l'évolution d'une scène, Rankin et ses cohortes défient la conformité des genres en juxtaposant des sons disloqués d'une manière qui reflète les aspects les plus dissociés d'Internet.
Le bruit est au cœur de la musique de Rankin, mais ces poches de chaos pixellisé sont entourées d'éclaboussures de couleurs vives et de fragments de mélodie vaguement familiers. En raison de son appétit insatiable pour les sons nouveaux, il a bouleversé à plusieurs reprises ses techniques de production pour en ressortir chaque fois avec un nouveau cadre esthétique. Les synthétiseurs ont été supplantés par des échantillons de R&B anonymes, des rythmes trap fracturés et des boucles bégayantes sur Dark Web de 2014, sonnant parfois comme plusieurs fenêtres SoundCloud jouant simultanément. Avec Deep Thoughts, un an plus tard, il a recontextualisé des approximations MIDI de chœurs, de flûtes de Pan et de cordes en les tordant pour en faire des vagabondages contrapuntiques complexes, semblables à ce que Wendy Carlos aurait pu imaginer après avoir pris une dose de DMT. Si l'album Soft Channel de 2017 unifiait ces approches, il était aussi plus turbulent et imprévisible, plein de moments où Rankin faisait de son mieux pour induire une surcharge sensorielle, une tactique qu'il inverse à nouveau sur son nouvel album Mirror Guide.
Après quatre ans de travail, Mirror Guide marque l'ouverture d'un nouveau chapitre pour Giant Claw. Les albums précédents se rapprochaient d'un défilement immersif et sans fin, où les images, les idées et les sons défilent, laissant des traces de dopamine et de manque. Ce que Rankin a créé ici ressemble davantage à un jeu vidéo en environnement ouvert ; le rendu numérique est toujours hyperréel, mais il y a de l'espace à explorer, avec des variations sur des motifs récurrents et même un personnage central : un violoncelle MIDI réglé en mode pizzicato. Ce doux pincement synthétique est le premier son qui apparaît sur le premier morceau de l'album, "Earther", qui atteint une vitesse surhumaine pour ensuite retomber au ralenti, comme un bébé oiseau qui teste ses ailes. Au fur et à mesure que le morceau progresse, des percussions, des nappes de synthétiseur et un nombre incalculable d'autres sons apparaissent, mais plutôt que de briser l'élan du violoncelle, ils accentuent ses gracieuses tournures mélodiques. Sur Mirror Guide, chaque élément, aussi esthétiquement disparate soit-il, contribue à construire un récit unifié.
Du grincement du métal tordu à un souffle intérieur aigu, le monde concret de Rankin est rempli de sons qui ressemblent à la réalité, mais envisagée comme une vallée d’inquiétude. Le violoncelle programmable de Rankin est capable de prouesses qui dépassent de loin les capacités de son homologue corporel, se lançant souvent dans des séries de tirs rapides spontanés et frappant des accords impossibles à atteindre avec deux mains et dix doigts, mais le son est étouffé sans espace réel où se réverbérer. Les fluctuations constantes et rapides du tempo donnent l'impression d'une machine qui s'efforce d'imiter la façon dont les interprètes humains étirent les phrasés rythmiques pour exprimer leurs émotions. Les moments culminants de Mirror Guide s'effondrent souvent en statique glitch, comme si le labeur de l'émotion d'une manière aussi dramatique surchargeait un processeur autrement capable de rendre l'environnement labyrinthique de manière transparente. On entend souvent le violoncelle broyer du noir, imprégné de sensibilité humaine, mais dans le monde de Giant Claw, ces qualités ne sont que des approximations claires, laissant entrevoir les limites de la technologie pour exprimer les nuances du monde intérieur d'une personne, malgré son pouvoir de transcender les limites du corps.
À certains égards, Rankin est un successeur spirituel du compositeur Conlon Nancarrow, dont les pièces pour piano mécanique du milieu du XXe siècle ont mis en évidence les capacités de la machine à exécuter des œuvres intégrant simultanément plusieurs tempos et plusieurs mélodies. Mais alors que Nancarrow avait une vision utopique de la technologie, Rankin fait preuve d'un scepticisme persistant en imaginant un violoncelliste virtuose numérique incapable de saisir pleinement les nuances de l'expression émotionnelle. Il y a beaucoup de joie à découvrir dans Mirror Guide, et de nombreux moments de beauté authentique qui frôlent l'émerveillement, mais sa brillance vient de l'insistance du compositeur à tempérer ces moments par de puissants rappels de sa nature synthétique. Comme un coucher de soleil rendu brillant par la pollution atmosphérique, la beauté est un rappel de la profondeur du terrier dans lequel nous nous sommes enfoncés. Salut lapin- mon semblable, mon frère !
Victor Immature le 19/05/2021
Giant Claw - Mirror Guide - Orange Milk