Avec Michel Gerbal, en direct de Pitchi-Poï
Un voyage initiatique échevelé au pays imaginaire et mouvant de Pitchi-Poï, où la poésie sous toutes ses formes permettra peut-être d’affronter le deuil intime et l’histoire planétaire du siècle écoulé.
et j’écris.
Maintenant j’écris. Un conte des morts, ce livre,
mon livre, l’os de mes actes, la chair de mes raisons,
mon chemin en marche, l’en-route de mes allées et venues,
ce qui était au commencement qui me désignait mon terme dans le secret ;
je crée cette route vers la dernière de mes maisons,
mon paradis à moi, mon château d’Angst.
Je crois que je l’ai visitée mon utopie à moi, réalisée en passant par Pitchi-poï, et si je me trompe pas, c’est à venir dans l’écrit qui construit qu’elle paraîtra, là où depuis l’origine ça se trouvait
parmi d’autres histoires et d’autres légendes,
quelque part entre le récit et la chose nue –
Un homme est mort le 29 avril 2006 dans une chambre du service d’hématologie de l’hôpital Cochin, à Paris. Cet homme, Daniel Gerbal, était le père de l’auteur. Il était aussi bien d’autres personnes et bien d’autres choses. Face au deuil foncièrement impossible, au moyen et au long cours, Michel Gerbal a inventé un univers entier – et même plusieurs, enchâssés, on le verra -, univers récitatif, poétique et théâtral, dont ces « Thèses inconnues », publiées en 2018 aux éditions du Bréchet, sont le condensé et le résultat.
Pour intriquer l’histoire d’une famille juive, cristallisée en ce moment de deuil, dans un réel qui ne s’y résume pas, l’auteur mobilise les ressources profuses d’une imagination relisant l’Histoire, pesant tout le poids de la Shoah sur les descendants immédiats des victimes, cherchant patiemment ou fougueusement les moyens de contourner la terrible interrogation de Theodor W. Adorno sur la possibilité de la poésie après Auschwitz. D’une intuition peut-être proche de celle de Léo Cassil inventant les échappées rêveuses et néanmoins acérées organisées par deux jeunes enfants russes dans la tourmente de la révolution de 1917-1918 et de la guerre civile de 1919-1920 (« Le voyage imaginaire », 1933), il construit de toutes pièces le pays de Pitchi-Poï, pour y accueillir un formidable bric-à-brac intellectuel, émotionnel et poétique, utilisant aussi bien les matériaux échappés de vide-greniers métaphoriques comparables à ceux de Charles Sagalane (« 96 Bric-à-brac au bord du lac », 2018), jouant à merveille de toutes les ressources fournies par une langue métamorphique, dans laquelle les variations de chaleur et de pression conduiraient souvent au poème, parfois au théâtre et à l’occasion au récit.
Il déambulait il n’était plus assez rapide,
devenu sous-traitant d’une pensée produite,
il faisait eau de pensées de toute part,
terrain conquis, envahi et brûlé,
confondu avec les palissades des terrains vagues.
Il allait comme une jointure, au milieu,
celles des planches des palissades
des chantiers de chaque côté de chaque rue
au milieu desquelles il fallait qu’il marchât
dans le chariot de gloire de son adolescence,
sur les pavés disjoints –
Là où ça devenait étroit, il effleurait les planches
du bout des doigts pour recueillir la beauté
délaissée des charnières, des clous à moitié arrachés,
des brèches étoilées aux planches floconneuses
dont les lèvres tuméfiées aux passages du hasard
tremblaient sur des terrains si vagues –
Loin des ponts, loin des arches qui rédigeaient les testaments de Dieu,
c’était là la porte et la mesure de ses espérances liquides,
là que tour à tour il déployait et contenait la fougue de ses armées et charrues
face à face aux terrains vagues,
devant les gris des outre-mondes,
élevant dans l’inquiétude de ses mains les friches des zones floues
en offrande à l’avenir,
les terres mi-foetales mi cendres
où des lambres sombres palpitaient dans les effilochements.
Elles l’attiraient, elles l’effrayaient comme les caves de l’enfance
au moment qu’on s’y embarque avec rien que les simples étoiles
de son ventre plein de bougies et de jeunes charbons,
ou comme les fentes des paupières et des blessures
au moment de s’emparer des tulles,
quand le printemps confond ses aiguilles avec celles des autres saisons
et les rides des oranges avec celles d’une bouche bien-aimée.
Or un soir qu’il déambulait dans cette rue à moitié étrangère,
à seize ou dix-set ans, soudain,
dans un trou craché entre deux planches de la palissade
parut le gribouillis d’une silhouette,
un fusain sans formule bâclé de chair faite d’ombre en mouvement,
flaque blême sombre,
brouillard d’épaules froides entre les montants oscillantes,
recouverte de la gabardine impeccable d’une Gardienne luisante ;
une esquisse plutôt : la zone, disloquant les joints, dilatait un œil du bois,
pressait pour envahir le côté éclairé de la rue.
Il y eut un éclair celui de l’épée des Bruits tus à la porte du jardin perdu.
Pour raccorder l’histoire intime d’une famille à celle des luttes et des oppressions, Michel Gerbal joue aussi bien de l’humour subtilement rentré que l’on trouve par exemple chez le Frédéric Fiolof de « Finir les restes » (à propos de possibilité du deuil, sans hasard aucun) que de la mélancolie presque paisible du David Lescot de « La commission centrale de l’enfance », du travail préparatoire d’un Roland Barthes appliqué sur un terrain inattendu que des espaces de Radio-Terreur explorés ailleurs par Lucie Taïeb (dans « Safe » comme dans « Les échappées »), des spéculations sur la manipulation de l’imaginaire des camps, dignes du Paul Verhaeghen d’« Oméga mineur » ou du William H. Gass du « Tunnel », que du golem réinventé et retravaillé par Manuel Candré.
C’est que dans ces 330 pages, contre toute apparence initiale d’intemporalité, il y a urgence. Urgence à saisir, avec Theodor W. Adorno et Hannah Arendt, bien sûr, mais sans doute surtout avec Günther Anders qu’il y a bien risque d’obsolescence de l’homme : c’est dans le travail de la praxis au fond des consciences, dans l’échange serein et combatif par-delà les générations éventuellement « perdues », dans la réfutation avec Gilles Deleuze et Félix Guattari du vide insinué au creux des machines désirantes, dans le refus patient de la résignation et de l’abandon (l’éducation populaire, en exemple significatif, ne sera pas ici qu’un pur objet de mélancolie), que se forgent au quotidien encore les outils de demain.
En toute complicité avec le Nanni Moretti de « Palombella Rossa » (en tournant autour de la question adressée jadis au père : « Pourquoi as-tu dit : Je ne suis plus marxiste ? »), en construisant une « Maison des épreuves » aussi puissante que celle de Jason Hrivnak, en élevant une patiente cathédrale du langage et de l’intellect en résonance avec celles de Patrick Beurard-Valdoye peut-être, en démontrant à chaque page une inventivité langagière allant chercher lorsque nécessaire un terme rare et incroyablement précis ou une astuce étymologique pour exprimer sa poésie si singulière, Michel Gerbal nous offre une complexe mythographie ad hoc, une poésie ramifiée et combattante, et in fine une somptueuse nef des fous bienveillants.
De mon point de vue, mes grands-parents, morts, ils l’ont toujours été : ils sont mes grands-parents morts.
Précisons cette généalogie nôtre au Troisième Temps, la naissance de notre lieu en Pitchi-Poï : à vous qui aspirez à en épouser la physionomie spirituelle afin de passer en sa compagnie sous les grandes arcades de ses demeures, repoussez toute compassion.
Quoique proche de l’instinct le mouvement qui vous porte à toucher du doigt un enfant qui vous annonce, levant vers vous ses yeux tranquilles, l’assassinat de sa famille par les autorités politiques de votre pays commun, retenez-vous d’y céder : abstenez-vous avec une violence égale à celle nécessaire pour maintenir ce même doigt dans la flamme d’une bougie.
Ce n’est pas en terre de bonté que vous êtes conviés, mais en Pitchi-Poï, et Pitchi-Poï requiert de vous les capacités d’une discipline toute autre que celle de réflexes naturels ou acquis. En Pitchi-Poï, Bon-Vouloir et Sympathie sont les noms des fossoyeurs. Quand vous y serez – et vous y serez, si vous arrivez au terme des lignes qui composent le chemin de ce livre, peut-être même avant la dernière page – l’équilibre de tous les jardins, présents et à venir, sera suspendu à la plus infime de vos pensées. Pitchi-Poï est semblable aux productions délirantes de l’activité cérébrale d’un cerveau en phase de sommeil paradoxal, indissociable des mouvements spastiques de vos globes oculaires, vos pupilles au rapace myosis !
Soyez donc vigilants.
Mais tandis que personne d’autre que des images démultipliées de vous-même ne peuple vos rêves, pour y mener le bal de vos fantasmes, Pitchi-Poï est peuplé d’hommes, de femmes, et d’autres créatures, aussi étranges que réelles, palpitantes en leurs chairs, et en la vôtre, sitôt que vous y entrerez.
Soyez donc vigilants.
Ainsi donc telle est la situation au sein de la machine
l’alternative dont seule l’excessive simplicité nous aveugle :
soit tu collabores à la machine
soit tu crées un monde.
Hugues Charybde le 11/04/2021
Michel Gerbal - Les Thèses Inconnues - éditions Le Bréchet
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