Se coller à la "Paroi" avec Guillevic
Aux côtés de deux quasi-réflexions théorique et pratique, mises en poésie, sans doute l’un des textes les plus décisifs de Guillevic : « Paroi ».
Même si l’édition groupée dans la collection Poésie Gallimard a choisi de mettre en avant sur sa couverture – et au centre du volume – le recueil « Art poétique » écrit en 1985-1986, impressionnante somme presque programmatique, en effet, joliment dédiée – en l’un de ces clins d’œil dont Guillevic était, dit-on, coutumier – à Jean de la Fontaine, et même si « Le Chant », écrit en 1987-1988, le complète admirablement comme un superbe exercice d’application, c’est sans doute toutefois « Paroi », qui ouvre le volume, qui synthétise ici le plus admirablement, en technique et en beauté, en pensée et en sensation, l’art développé par le poète de Carnac (et de bien d’autres lieux) depuis l’origine, et notamment depuis son « Terraqué » de 1942.
Et cette question de la paroi
Comme un remords.
Rarement un poète aura pris sur lui, comme le fait Guillevic dans cette publication de 1970, de tenter le tissage du monde entier, et de la vie elle-même, autour d’une unique métaphore – a priori inattendue – qu’il va s’agir de ramifier, de sensibiliser et de hausser sans cesse au fil de ses 120 pages (l’une de ses œuvres les plus longues, nettement, écrite d’un seul tenant ou presque).
Dans ce qui débute comme une confidence, presque finale et visiblement obligatoire, la question de la paroi orchestre aussi bien une interrogation métaphysique rare (celle à laquelle s’attache principalement, par exemple, Yvon Quiniou dans son bel article de 2019, ici) que la mise en scène approfondie d’un espace de relations et d’interlocuteurs (ce qui n’aura pas été fréquent dans l’œuvre du poète, si ce n’est sous plusieurs formes dissimulées) – ce que soulignait Isabelle Chol dans son « Guillevic et la langue » de 2007, à lire ici -, Guillevic ne perd pas un instant de vue, bien au contraire, que le langage poétique sert aussi et peut-être surtout à dessiner, avec vents et marées et contre effets de mode et renoncements, un espace combattant permanent, un lieu guerrier sans cruauté où le politique et l’intime étroitement s’entrelacent et où la quête d’un verbe juste et fort permet d’entretenir toujours une flamme, sans repos et sans relâche.
Ainsi, je t’aurai dit quand même
Que lorsque je suis seul et que je parle,
Il est question de la paroi.
Alors, probablement
Que je serai forcé
De t’en parler encore.
Pour le moment, j’arrive
À ne pas parler.
Je suis ailleurs en moi
Où le calme est puissant.
Plus l’on se laisse inviter dans la poésie de Guillevic, construite sur près de soixante années, en cédant doucement aux injonctions plus ou moins feutrées de La Moitié du Fourbi, de Jérôme Leroy, ou d’André Rougier, pour ne citer que quelques-uns, proches, des guides et incitateurs possibles, plus on réalise sans doute possible à quel point le questionnement personnel et la lutte – sous des formes naturellement évolutives – sont indissociables. Et dans cette quête, il s’agit aussi d’accepter – peut-être même de chérir – les oscillations et les trébuchements qui viendraient justement de l’avancée même. Ou en d’autres termes, comme le résumait Guillevic lui-même (et merci au collectif La Villa Mais d’Ici pour ce rappel) : « Paroi a été une expérience, presque métaphysique. Je suis très heureux quand je fais un long poème, c’est le moment où je suis le plus heureux, je ne pense plus qu’a ça… Paroi est un poème : dans une telle suite, il y a forcément des temps plus forts que d’autres, mais je ne suis pas pour un poème qui soit fait uniquement de temps forts, il faut qu’il y ait des descentes, des paliers, des remontées, une sinusoïde, une composition musicale… C’est le cas dans Paroi. »
Il faut peut-être
Essayer autre chose.
Essayer
D’être la question
Qui s’accepte indemne de réponse.
Essayer
De donner à la question même
L’accueil qui serait fait à la réponse.
Essayer
De transférer de ce côté de la paroi,
Dans le côté du questionnement,
La masse qui est de l’autre côté.
Essayer d’être tant qu’il faudra
Question qui déambule.
Je nous connais assez :
On n’acceptera pas.
Neuf ans après « Carnac » et sept ans après « Sphère », à une époque qui a désormais connu une révolte mondiale aux lendemains complexes entre vertiges inaboutis d’un flower power, grèves exubérantes et contorsions sans doute si vite oubliées, entre paroxysmes mortifères et enterrements de deuxième classe, l’espace ici délimité et pourtant furieusement ouvert, face au granit métaphorique, témoigne d’une fougue intacte, renouvelée même.
Après presque trente ans, alors, de cheminement poétique, Guillevic poursuit inlassablement un questionnement, refusant patiemment les effets de fatigue individuelle et collective, repoussant plus ou moins vigoureusement les sirènes susurrant que le combat est passé d’actualité, qu’il n’intéresse plus personne, pour continuer à cheviller, à tenonner et à mortaiser au long d’une paroi qui sans cesse se dérobe, se déguise, feint l’évanouissement pour mieux permettre à notre ennemi intime et politique de nous tromper quant à la cible de nos actes. Et c’est ainsi que cette poésie, avec son langage conçu et forgé pour dissiper les brumes, continue à nous soutenir et nous éclairer, bien des années après sa composition.
Bien des moments heureux,
Nous les avons vécus
Adossés contre un mur
Qui nous donnait accueil.
Pour d’autres la paroi
Était moins apparente.
Hugues Charybde le 29/4/2021
Guillevic - Paroi / Art poétique / Le Chant - Poésie Gallimard
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