Un très gouleyant fantôme nippon dépeint par Didier Da Silva

Une subtile et poignante histoire de fantômes japonais contemporains.

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Entre l’instant où il perd conscience pour toujours et celui où il reprend pied, renouant avec ses pensées, un quart de seconde s’est écoulé, le temps d’un clin ou d’un hoquet, et cependant c’est un bouleversement complet : l’angoisse et la souffrance qui saturaient son esprit et son corps dans leurs moindres recoins, un quart de seconde auparavant, s’en sont entièrement retirées ; tranchées net, dévitalisées, sans rien laisser derrière, sans heurt, elles n’ont soudain jamais existé ; s’il l’avait su, il ne saurait plus dire ce qu’elles étaient.
C’est comme si l’on avait jeté la montgolfière avec le lest.
Pour autant, l’émotion qu’il ressent maintenant – quoi que puissent être cet il et ce maintenant, tous deux encore très obscurs pour lui, sans parler du reste – n’est pas de la famille des joies.
Un allègement indicible, oui, mais ni allégresse ni bonheur, aucune lumière radiante, rien de tout ça. D’abord parce que nous sommes au milieu de la nuit et que les seules lumières proviennent du dehors, de lointains éclairages publics, une faible demi-lune (par une sorte de pudeur, il s’est tué dans le noir) ; ensuite et surtout parce qu’il se voit, qon âme à défaut d’autre terme voit, se découpant dans l’ombre, celui qu’il était, pendu au plafond, sans doute possible décédé et que, soulagement ineffable ou pas, il ne s’agit pas d’un spectacle plaisant.
Il n’est tout simplement pas beau à voir, ni de l’intérieur ni de l’extérieur, ce que son âme fait à la fois.
Or rien n’est plus facile que de s’en détourner. Masao comprend très vite, intuitivement, les lois qui régissent ce nouveau monde. Il ne se voit que parce qu’il le veut bien, il n’a pas le temps d’y penser qu’il est déjà ailleurs, fondu dans la mangue sur l’assiette, son oreiller, intensément gouttière, lampadaire, arrêt de bus, explorant des caves ou des toits. Il doit se concentrer pour revenir dans sa soupente, s’avouer la permanence désormais granitique de sa funeste situation.
Ces retours sont fulgurants, fulgurantes ses fuites. Il s’oublie un moment dans ce petit jeu, voletant autour de sa dernière demeure, se lançant chaque fois un peu plus haut, dans le ciel, pour d’émouvantes vues générales. Il ne semble pas qu’il puisse crever le plafond des nuages.
(Il y aura donc toujours un plafond quelque part.)
Mais s’il fait plusieurs fois le tour du pâté de maisons, dévalant sa rue en pente, grimpant aux arbres, frôlant les oiseaux endormis, les fourmis, en vérité Masao ne s’est pas quitté d’un pouce, pas vraiment.
C’est un fait, une part de lui est dans la chambre. Il sait combien il pèse au gramme près, il est le matou qui trotte trois rues plus loin et la rigidité cadavérique de ses orteils, la mouette qui passe (il n’ose pas la suivre jusqu’à la mer) et sa poitrine livide sous sa chemise ouverte, son nombril exposé à l’air.

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Par une nuit d’apparence ordinaire, dans une fort calme banlieue tokyoïte, le jeune Masao Ōta, employé dans une maison d’édition, s’est donné la mort, pour reprendre conscience différemment, une fraction de seconde plus tard, en tant que… fantôme. Et c’est là que les choses se corsent, car, tandis que se déroulent « sous ses yeux » (si l’on ose dire) la découverte de son corps, les diverses manifestations de chagrin de ses quelques proches et l’enquête de routine mais fort sérieuse de l’inspecteur de police spécialisé dans les suicides, le nouveau Masao réalise que la culture populaire en matière de revenants ne l’a guère préparé à ce qui se passe désormais effectivement…

Masao se trompait. Tout cela n’est pas que dans sa tête.
Pour commencer, il n’a plus de tête, ni rien de ce qui va avec. Il s’est planté devant un miroir, plusieurs miroirs en fait, celui de sa chambre, de sa salle de bain, du Seven-Eleven du coin et du coiffeur juste à côté, ceux de la banque et du réparateur de téléphones, et il n’a rien vu, rien de rien : aucun contour ni aucune ombre, aucune impondérable ondulation de l’air et pas davantage d’équivoque lumineuse.
Face à l’entité qu’il croit être, le réel est inébranlable ; d’une indifférence radicale, ou d’une parfaite innocence.
Il penche plutôt pour l’innocence. Le réel ne se doute de rien.
Qu’est-il au juste ? Un fantôme ?
Aussi incroyable que cela puisse paraître, depuis son réveil douze heures auparavant et pendant toutes les aventures de la nuit, vaines reconnaissances spéculaires comprises, il n’a jamais eu ce vocable à l’esprit, ni aucun de ses synonymes (revenant, ectoplasme, spectre).
Il le frappe comme une évidence. Ce n’est pas le bon mot, pas même une approximation ; mais son antiquité lui plaît, son flou artistique, sa noblesse. Masao le fantôme, pour vous servir.

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Quelques mois à peine après le magnifique « Le dormeur », et dans un contexte qui semble avoir d’abord moins directement à voir avec le cinéma (même si, sans doute, la substance des « Enfers et fantômes d’Asie » et le travail intense d’un Stéphane du Mesnildot ne sont sans doute pas si loin), voici que Didier Da Silva nous revient, en cet avril 2021, toujours chez Marest, avec ce « La mort de Masao » aussi surprenant qu’enchanteur.

Conte tout à fait contemporain aux allures pourtant immémoriales, maniant un humour pince-sans-rire et un sens tout britannique de l’understatement, poignant et drôle, tendre et grinçant, jusqu’à sa superbe surprise finale, « La mort de Masao » peut osciller avec une étrange justesse entre la frénésie sous ergot de seigle du « Tous les diamants du ciel » de Claro et la précision onirique du « La maison des épreuves » de Jason Hrivnak, pour nous offrir une lecture rare, alerte, enjouée et pourtant subtilement méditative, dissimulant à chaque instant son potentiel tragique pour mieux nous en frapper, comme après coup.

Ce qu’il advenait du monde visible lors de ses déplacements de beaucoup supraluminiques fut un temps un problème pour son esprit, un problème technique auquel, à chacune de ses traversées, il semblait apporter une nouvelle solution : ici la vitesse insensée n’affectait pas le rendu de l’image, d’une constante et irréelle très haute définition, ailleurs c’étaient des couloirs stylisés, surbrillant de lignes de force ou obscurs au contraire, dans le genre ténébreux ou le genre vaporeux, ailleurs encore il évoluait confusément dans une infinie délavure ; une fois même, impréparé ou par paresse, son esprit avait renoncé à proposer une vision plausible, coupé la scène au montage. Le blanc.
Il n’avait plus commis cette faute, c’était trop perturbant. La continuité importe aux fantômes – ils sont si près de disparaître. Un compromis dut être trouvé entre une précision épuisante et d’abstraites vues d’artiste, quelque chose d’harmonieux, d’élégant ; chaque nouvelle ruée dans l’espace offrit l’occasion d’une version amendée, plus juste ou plus crédible, fluide. Bientôt, il n’y pensait plus.

Hugues Charybde le 26/04/2021
Didier Da Silva - La Mort de Masao - Marest Editeur

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