Une histoire de Depardon et des déserts

Fort peu de textes parviennent aussi bien à mêler de très près le livre d’art, le traité technique, la passion pour un certain type de paysages et de géographies, et le contenu politique sous-jacent de cette passion, de cette technique et de cet art, que les 110 pages de ce « Le désert, allers et retours », long entretien du photographe et cinéaste Raymond Depardon avec l’écrivain et éditeur Éric Hazan.

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La vallée où je suis né n’a a priori rien à voir avec le désert, mais dans la descente de la Saône vers le Rhône il y a déjà des platanes et des tuiles romaines, et elle se termine à Marseille qui est ouverte sur le Sud, une porte pour partir vers le désert.
Ma rencontre avec le désert remonte à mes dix-huit ans, pendant la guerre d’Algérie. J’étais photographe de presse, pigiste à l’agence Dalmas. Il y avait eu un fait divers, des appelés du contingent partis chasser la gazelle et qui s’étaient perdus dans le désert. J’ai suivi l’expédition lancée pour les retrouver – on en a retrouvé trois, les quatre autres avaient été mangé par le soleil. J’ai fait une bobine de Rolleiflex, mais c’était en 1960, c’était la guerre, on était en pleine censure, on m’a demandé de donner les films. À l’agence, les photographes un peu voyous m’avaient donné une consigne : tu ne donnes jamais tes films. Je ne sais pas comment j’ai fait face à un capitaine de la Légion, dans le fort de Tab-Elbala, j’ai réussi à faire passer les films en France. Les photos ont été publiées dans Paris-Match, et Louis Dalmas, le directeur de l’agence, m’a fait entrer au staff.
Ensuite, l’affaire Claustre m’a pris plusieurs années de ma vie. Françoise Claustre, une ethnologue, avait été enlevée en 1974 par les rebelles du Frolinat, le Front de libération du Tchad, et gardée en otage à Modra, dans le Tibesti, pendant trente-trois mois. J’ai fait là-bas plusieurs longs séjours, plusieurs allers et retours entre le Tibesti et la France. Le mari de Françoise, Pierre Claustre, était dans l’aviation civile et Goukouni Oueddei, un chef de la rébellion, lui avait demandé si l’on ne pourrait pas faire une piste d’atterrissage près de Modra. Il a accepté et je me suis posé à plusieurs reprises sur cette piste.
Modra est une palmeraie en altitude, comme il y en a au Tibesti. C’est un endroit enchanteur, et c’était étrange d’entendre Françoise Claustre dire : « Je n’en peux plus, si je savais que je resterais là quelques mois, je le prendrais du bon côté, mais j’ai peur qu’un matin on vienne me chercher et qu’on me tue. Parmi les combattants, il y a des gens capables de faire ça, pour faire avancer leur cause – que je comprends mais dont je ne suis pas solidaire ! »

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Fort peu de textes parviennent aussi bien à mêler de très près le livre d’art, le traité technique, la passion pour un certain type de paysages et de géographies, et le contenu politique sous-jacent de cette passion, de cette technique et de cet art, que les 110 pages de ce « Le désert, allers et retours », long entretien du photographe et cinéaste Raymond Depardon avec l’écrivain et auteur Éric Hazan, entretien assorti de 70 photos et de 2 cartes, publié à La Fabrique en 2014.

L’une des raisons pour lesquelles je me sens bien au désert, c’est que les nomades sont des éleveurs, comme l’était mon père. Même au Chili, avec des paysans, les Mapuches, qui ne sont ni nomades ni éleveurs, je me sens aussi à mon aise. Ça me vient de mon éducation, dans cette ferme.

Du Tchad à l’Arabie Saoudite, de l’Algérie au Mali et du Niger à la Mauritanie, de Djibouti à l’Égypte en passant par le Soudan, du Mexique à la Patagonie, de l’Arizona à l’Atacama, Raymond Depardon a multiplié au fil des années les traversées et les immersions, les imprégnations du paysage, bien sûr, les rencontres et les échanges peut-être aussi surtout. Parmi les superbes personnages minuscules croisés au hasard des oasis et des carrefours, les rebelles instinctifs ou analytiques, les figures tutélaires et les artistes, en face-à-face ou à travers des écrits surgissant au moment nécessaire, l’auteur évoque aussi avec plus ou moins de détails, Théodore Monod (« Méharées »), Wilfred Thesiger (« Le Désert des déserts »), Gus Van Sant (« Gerry »), ou encore Chris Marker (« Si j’avais quatre dromadaires »).

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Je ne me considère ni comme un photographe de paysage ni comme un portraitiste. Je n’aime pas m’enfermer dans un genre. Si j’étais photographe de paysage, il me semble que je me couperais du politique. Quand j’ai fait ce travail sur la France, il m’est arrivé de m’arrêter au haut d’un col, devant un paysage à la Friderich, une belle lumière, une vallée, un village au loin, j’ai pris quelques photos comme ça. Mais pour faire du paysage, il faut beaucoup de temps, de patience, une autre approche, attendre, être là tout le temps. Si bien que dans ces photos je me suis plutôt attaché aux petites boutiques dans les sous-préfectures, à tout ce qui tend à disparaître. Je n’ai pas non plus photographié les gens, pas de portraits ! – j’ai pensé que c’était une autre mission. Et puis je n’aime pas les « regards caméra ». Bien sûr, il y a eu de très belles photos prises ainsi, surtout au XIXe siècle, mais aujourd’hui… Et en même temps, que lui demande-t-on, à la personne qu’on photographie, de regarder les nuages, de prendre l’air « penseur » ?
Dans le désert, j’ai fait très peu de portraits. Dans « Un moment si doux », l’exposition au Grand Palais, il y a le portrait en pied de Miriam, une jeune femme à Modra. J’ai eu le temps de parler avec elle : elle a seize ans, elle a sans doute été mariée par sa famille – à droite il y a un bras, de son frère peut-être, et à gauche, sa tante. Mais elle va sans doute s’en sortir, elle parle bien français, elle sera peut-être institutrice. Quand on a le bac, on est institutrice de fait. Ça fait plaisir de voir des femmes comme ça, on se dit que les choses avancent.
Ce portrait de Miriam, je l’ai fait au Rolleiflex grand angle. J’aime bien cet appareil, qui est dans la tradition de Doisneau, de Capa, de Rodger. Bourdieu et Clastres ont eux aussi photographié au Rollei. Avec lui, on est moins agressif, on ne « braque » pas. C’est sans doute la raison pour laquelle Cartier-Bresson n’aimait pas le Rolleiflex, il disait qu’avec lui on cadre avec le ventre.
La relation avec la personne qu’on photographie est essentielle. Je n’aime ni les gens hostiles ni, pire encore, ceux qui posent. Pour faire un bon portrait, il faut qu’il y ait une certaine résistance. À Tarabuco, sur l’Altiplano bolivien, les Quechuas n’aiment pas être photographiés, ils détournent la tête, et j’ai fait là-bas de bonnes photos. Comme si la résistance à l’appareil photo, avec la distance, était un élément de réussite, un peu comme dans la relation amoureuse.

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Il faudrait sans doute chercher du côté du véritable pendant fictionnel de cet ouvrage que constitue le magnifique et toujours trop méconnu « Mon cri de Tarzan » de Derek Munn (même si la savane s’y substitue largement au désert), ou du côté d’un récit documentaire à propos de Rimbaud, de louma et de causses, justement filmé lui-même à la louma, l’incroyable « Le dormeur » de Didier Da Silva, pour ressentir avec une intensité comparable la fusion d’éléments techniques et esthétiques (le morceau de bravoure sur le grand angle et l' »enterrement de la caméra », par exemple) avec un contexte géopolitique toujours discrètement présent, et surtout avec une intimité humaine traitée sans emphase, avec la simplicité d’une évidence, mais avec toute sa juste puissance politique, précisément.

Mon premier contact avec le Sahara date maintenant de plus de cinquante ans. Qu’est-ce qui a changé ? En ce qui concerne les humains, beaucoup de choses et en particulier la fin de la colonisation. On a un peu oublié que pour une bonne famille bourgeoise française, le désert d’Afrique était comme leur jardin, leur terre d’aventure au début du siècle : chez les fils, il y avait souvent un prêtre et un méhariste ! Tout ça, c’est fini, encore que des événements comme l’expédition française au Mali puissent être considérés comme des scories de cette époque coloniale. Les militaires adorent les déserts, ils y apprennent beaucoup sur la surveillance terrestre, sur l’utilisation des drones.
Pour ce qui est des paysages, on peut dire que le désert saharien résiste bien. Le tourisme reste marginal, les Toyota, ce n’est pas grand-chose. Le Paris-Dakar, lui, était un désastre : il laissait derrière lui des carcasses, il transformait les enfants en mendiants, il en tuait quelques-uns au passage. Maintenant qu’il a été évacué sur l’Amérique du Sud, on peut dire que le paysage saharien est le même qu’autrefois.

Hugues Charybde le 16/04/2021
Raymond Depardon - Le désert, allers et retours - éditions la Fabrique

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