De la vie qui va en dehors des clous par Juan Milhau-Blay

Quatorze nuances de rugueux, de noir, de tendresse et d’ironie du sort. Une étonnante traversée de sons (rock ou flamenco, gitans ou bluesy), d’ambiances (de galères dans la cité, de passages délicats de frontières ou d’échappées espérées belles) et de sentiments (l’amour, l’espoir et la résignation légèrement fataliste se taillant la part du lion).

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Dans l’année éditoriale globalement (un peu) ralentie – mais surtout malmenée – qu’a été 2020, notre éditeur préféré des formes courtes (nouvelles et novellas), Antidata, en sus du très bon « Votre session va bientôt expirer » de Karl Noail, nous a offert un deuxième recueil, celui des quatorze nouvelles de Juan Milhau-Blay assemblées sous le titre « En marge ».

Souvent entre Montpellier et Barcelone (dont le centre de gravité aurait ici été localisé à Sète – comme chez Olivier Martinelli), avec de notables échappées du côté de Saint-Louis-du-Sénégal (« Après Guet Ndar ») ou des Saintes-Maries-de-la-Mer (« La Roca (deux et deux font trois »), avec une prédilection pour certains trains et certaines gares, tout à coup divinisées avec ruse, que ne renierait sans doute pas le Éric Bohème du « Monico » ni le Neil Gaiman de « American Gods » (« L’Odyssée de Momo »), il se construit sous nos yeux une étonnante traversée de sons (rock ou flamenco, gitans ou bluesy), d’ambiances (de galères dans la téci, de passages délicats de frontières ou d’échappées espérées belles) et de sentiments (l’amour, l’espoir et la résignation légèrement fataliste se taillant la part du lion). Avec un sens rare de la mise en scène des quiproquos et des atermoiements intérieurs, Juan Milhau-Blay nous offre une gaillarde saga en épisodes pas aussi disjoints qu’il le semble d’abord, placée avant tout, me semble-t-il, sous le signe terrible et malicieux de l’ironie du sort : à elle seules, des nouvelles aussi acérées et néanmoins joueuses que « Maximilien est un gros con », « L’Abus de modération nuit gravement », « À la lie », ou encore « Guet Ndar » et « Échevelé » justifieraient pleinement l’acquisition de ce recueil insidieux, tandis que les beautés à la fois solaires et doucement mélancoliques de « Défi cyan », « Memento Taur » ou « Gachòla » viendraient nous rappeler qu’il ne s’agit pas ici que de noirceur et d’ironie, loin s’en faut.

Je quitte la dernière ampoule de la rue, arrive sur la plage obscure. Je longe l’Atlantique comme si j’allais au travail de nuit. Je m’arrête peu après le cimetière, à côté de la case abandonnée. Bocar et Moussa m’attendent devant la porte ouverte. Deux heures moins. On se salue par gestes. On retire la bâche. On maudit en silence les cent mètres de sable qui nous séparent de l’océan. Et on commence à pousser la pirogue… C’était une carcasse qui pourrissait au soleil. Elle n’a pas coûté cher. On a beaucoup travaillé pour changer les lattes et mettre le masticon. La nuit, surtout. Pendant trois ans… Six mètres de long. Je ne sais pas combien elle pèse. On aurait préféré une en plastique… Il nous faut beaucoup de temps et de sueur pour la pousser au bord. Et enfin les vagues lèchent la proue. Les allers-retours commencent. Quarante jerrycans de trente litres. Blancs, bleus et sales. J’ai l’impression de m’enfoncer toujours plus dans le sable. Mes jambes brûlent… Beaucoup sont partis sur des pirogues immenses et surpeuplées, avec le minimum de carburant. Nous, on est tout petits, rapides, et on a plus d’essence qu’il n’en faut. Et aucun passeur n’a fait de graisse avec notre argent… Encore un bidon. Pour l’eau. Enfin le riz qu’a amené Moussa, le poisson séché de Bocar, le nescafé que j’ai volé à ma mère et nos sacs. Dans le compartiment presque étanche qu’on a aménagé sous le banc, à l’arrière. Le jour se lève quand on amène le moteur… On a réussi à l’acheter l’année passée. Il était mort. On en a récupéré un autre, cassé aussi, pour les pièces. De deux Bocar en a fait un. Depuis un an il change des vis, des durites, des joints ; il nettoie le carburateur, vérifie les électrodes au cul des bougies, règle l’avance de l’allumage… Il l’a essayé dans une grande poubelle remplie d’eau. Il marche bien, maintenant. On le fixe à la chaise, le branche à la nourrice. Puis il faut pousser la pirogue dans l’océan. Quelques mètres à peine… On est tellement fatigués… Mais on finit par y arriver, avec le ressac. On embarque et je tire sur le lanceur. Le bruit de la machine écorche l’aube. C’est à moi de nous faire passer la barre. Mon père m’a appris. (« Après Guet Ndar »)

Hugues Charybde le 13/04/2021
Juan Milhau-Blay - En Marge - Antidata

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