La météorite de Hodges, une vie en queue de comète par Thomas Mourier

Premier album de Fabien Roché, un auteur primé au concours Jeunes Talents du Festival de la BD d’Angoulême qui s’attaque à une histoire vraie, c’est plutôt dans l’air du temps, mais avec un vrai parti-pris graphique et éditorial, ce qui l’est moins.

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Dé-clic 

Pour comprendre cet événement unique à la probabilité de réalisation incalculable, l’auteur mène son enquête de manière précise et à travers plusieurs points de vue. Chaque séquence s’ouvre sur une facette du fait divers, la chute, le témoignage, un passage à la télévision, un rapport médical, des faits scientifiques ou historiques, des considérations judiciaires, un moment vécu d’un autre point de vue, des reproductions de coupures de presse ou publicité, des scènes de films ou extraits de chansons…  

À la manière d’un hyperlien, comme sur le NET où vous pouvez passer d’un sujet connexe à un autre, l’album donne accès à plusieurs approches, historiques ou poétiques, scientifiques ou fictionnelles du même événement. Un jeu narratif qu’on peut rapprocher de Building Story de Chris Ware (lire le dossier dédié ici) ou de Clyde Fans de Seth (coup de cœur ici) où le lecteur est invité à faire ses propres conclusions. 

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Pile ou face

Une pièce & un ticket sont placés en ouverture et en fermeture de l’album, comme deux facettes, à la fois pour signifier la symétrie graphique, mais surtout pour matérialiser une autre thématique secrète du livre : la chance. 

La chance, au sens positif et négatif, celle d’avoir vécu un événement unique au monde et celle d’en payer le prix socialement, la chance d’appartenir à l’histoire et celle de sa propre vie s’échapper, la chance d’avoir un objet hors de prix et celle de ne jamais toucher un quarter. 

D’autres l’ont eu cette chance dans ses situations voisines, d’autres ont profité de cette découverte, médiatiquement ou scientifiquement. Ne reste qu’Ann Elizabeth Hodges dont la chance s’est consumée dans l’atmosphère, comme le caillou dont est issu le fragment à qui elle donne son nom. 

Avec ses planches grands formats, ses pages denses (parfois 36 vignettes par planche), ses jeux de miroir entre les doubles pages, ses pleines pages, ses répétitions et rémanences, ses jeux de correspondances entre les motifs, cet album exploite les possibilités offertes par le médium bande dessinée de manière futée. Je vous invite à regarder et lire la double planche avec la scène de l’impact et ses jeux d’ombres, on sent tout le talent d’un jeune auteur qui maîtrise la narration et cherche à creuser derrière l’évidence. 

Dessin minimaliste, presque iconique, le trait de Fabien Roché se double d’un travail sur les couleurs en bichromie bleutée noir et vert pâle qui soutient bien cette atmosphère de flottement, ce côté onirique derrière un événement qui ne l’est pas forcement : les documents d’époque retiennent l’argent manqué de la vente, la célébrité des Hodges ou le fragment comme curiosité locale, mais le traitement graphique rappelle la poésie et l’infime chance de voir ce corps céleste tombé sur terre.

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Une vie en queue de comète

J’ai cité quelques auteurs en référence plus haut, mais on peut aussi rapprocher le travail de Fabien Roché, sur cet album, de celui de Jens Harder sur Alpha… Directions. Les deux auteurs se servent de l’imagerie collective, des œuvres du patrimoine mondial pour raconter en creux une histoire qui dépasse l’humanité. Dans La météorite de Hodges, on trouve deux doubles pages de garde qui reproduisent d’une part quelques œuvres inspirées par les objets célestes de la Tapisserie de Bayeux au tableau L’apocalypse : les sept trompettes d’Albrecht Dürer ; et d’autre part, en vis-à-vis, des posts Instagram ou Facebook de visiteurs du muséum d’histoire naturelle d’Alabama où de la maison des Hodges.

On a parlé plus haut des reproductions d’œuvres audiovisuelles ou de documents, l’insertion d’œuvres discrètes, de publicités voyantes (avec des jeux de correspondances avec Lucky Strike et son imagerie obsessionnelle) ou des dessins de roches non terrestres.  

Liant fond & forme, le dessinateur conçoit son album où chaque détail est comme un fragment de météorite qui se détache. Chaque morceau est à la fois précieux par sa rareté et ce qu’on peut en apprendre, mais insignifiant au regard de l’ensemble. Un sentiment ressenti par Ann Elizabeth Hodges dans un instant suspendu où on voit le monde à travers les yeux d’une mouche, des centaines de miroirs ouvrant sur tous les angles morts de l’œil humain. Et c’est peut-être là, tout l’art de l’auteur : offrir des points de vue différents, poétiques, scientifiques, politiques à un réel déjà éprouvé. 

Thomas Mourier le 30/3/2021
Fabien Roché - La météorite de Hodges - éditions Delcourt
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