Florence Jou en quête d'Explorizons
Entre lieux et humains, lignes de fuite et d’installation, le tracé poétique d’un questionnement inlassable de la possibilité fragile de l’habitation. Une somptueuse et surprenante itinérance aux confins, ici et là-bas.
tu viens d’arriver,
tu commences à t’installer,
tu investis l’espace,
obscur,
tu cherches une chaise,
un fauteuil,
tu te disposes contre une surface,
peut-être dos au mur,
t’appuyer,
libérer les tensions,
tu testes le galbe de ton corps,
la fermeté de ton assise,
tu te déplies,
tu caresses le sol de tes pieds,
tu cherches une position,
imprimer ton corps,
tu fais le vide,
tu souffles,
tu respires,
tu cherches une circulation nouvelle,
tu cales ton silence,
à celui de l’endroit,
un endroit que tu ne connais pas,
pas encore,
tu prends ton temps,
le temps se pousse,
pour t’accorder,
te raccorder à ce qui va se passer,
tu sondes l’obscurité,
tu essaies
d’entendre les premières formules,
installer les premières images,
dis-toi
que tu entres comme un point d’observation,
un point d’observation unique,
un point en locomotion,
pense
que les lieux ne seront pas forcément déterminés,
des contextes imprécis,
des théâtres d’événements,
tu trouveras tes manières de
border,
longer,
zoomer,
cadrer,
angler,
slider,
tu n’es pas contraint.e par un but,
des choses à résoudre,
tu es ici pour jouer,
tout endroit traversé
est une aire de jeux,
un ensemble d’invites,
une surface de prises multiples,
tu es un corps-exploreur,
sur un littoral d’indices,
MORFONDÉ
Un peu plus d’un an après « Alvéoles ouest », Florence Jou nous revient en ce mois d’octobre 2021 avec cet « Explorizons », toujours publié chez Lanskine. Conservant une capacité rare à produire des facettes à partir d’un terrain volontiers proliférant mais néanmoins circonscrit, moins liées – fort logiquement, puisque son prédécesseur se devait d’être ancré dans un territoire singulier identifié – à une matérialité unique en apparence, davantage virevoltantes même s’il s’agit bien de jouer en toute ruse avec les concepts même d’exploration et d’horizons, ces 70 pages nous offrent à nouveau, et certainement avec une puissance discrètement explosive encore plus affirmée, une poésie toute nourrie de paradoxes, de chocs feutrés de l’intime et du politique, du dedans et du dehors, de la mise en danger productive et de la confrontation à des récits qui ne se laissent pas nécessairement faire, ou discipliner.
tu entres dans un souterrain, tu as l’impression d’être dans une citerne-tube, une cabane de chasse tenue par des insectes en révolte, un ring de boxe, toutes tes cellules sensorielles s’excitent comme si un programme te reconfigurait et te transférait dans des états multiples,
[pliure
fissure
roulis
jet
vaguelette
rebond]
tu converses avec une arête effilée, une concavité incurvée, un coin, une marge, un obstacle, un rebord, un gradient, tu te perçois ligne de locomotion, corps-exploreur des milieux, surfaces, substances,
Marchant sur des traces souvent plus robustes que leur premier abord si ténu ne le laisse supposer, d’un foyer d’accueil à Villeparisis (au contexte physique tirant curieusement – et d’emblée poétiquement – vers le « Paris est un leurre » de Xavier Boissel et sa psycho-géographie par delà les décennies) à une lente traque de météorite tombée en Vendée en 1841, de la résonance multi-critères du travail photographique de Véronique Ellena aux bribes rencontrées presque par hasard (mais c’est bien la possibilité même du hasard qui hante ce parcours initiatique à plus d’un titre) de celui de Grégory V., convergeant subtilement vers le point de fuite lourd de sens que peut être Fordlandia, l’utopie marchande conçue par Henry Ford aux confins de l’Amazonie et de son caoutchouc (que l’autrice, également performeuse, avait su dévoiler et questionner, déjà, en création musicale, avec Dominique Leroy, à découvrir sur le catalogue sonore des éditions Jou – pas de lien familial avec Florence ! – ici), « Explorizons » constitue une approche rare du lien à la fois simple et complexe qui unit ou désunit les lieux et celles et ceux qui les habitent, ou tentent de les habiter. On songera sans doute, dans un autre secteur de ce spectre incertain et stimulant, au travail d’Hélène Gaudy (dans son « Grands lieux« tout particulièrement, peut-être), qui, comme Florence Jou, distille de nouveaux carburants poétiques au sein d’une géographie des imaginaires et des expériences, transformant le cœur même de la notion d’urbex (fût-elle rurale) pour en extraire un singulier levier.
tu lis,
suspendre et espacer,
tu transformes,
tu pars de l’infinitif,
une origine à collectif ne peut pas être institutionnalisée,
c’est ce que tu entends souvent,
le commun avance avec les questions qui s’abattent,
cherche tentative,
tu penses
seuil,
pouvoir entrer et sortir d’un commun,
tu penses
interface,
mesurer les actions à l’échelle écologique,
chercher une disposition,
devenir surfaces,
tu aurais envie de jouer en collectif,
le contraire de l’opinion et des prières,
de te tenir dans une assemblée sans bord,
un espace d’échos à l’écoute imparfaite.
Hugues Charybde le 7/12/2021
Florence Jou - Explorizons - éditions Lanskine
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