De l'autre côté des mots avec Ursula K. Le Guin
Pour la première fois en français, une somme critique, littéraire et poétique particulièrement impressionnante, avec 29 contributrices et contributeurs, à propos de la grande Ursula K. Le Guin.
Publiée chez ActuSF en août 2021, coordonnée et préfacée par David Meulemans, que l’on connaissait avant tout comme le responsable des éditions Aux Forges de Vulcain, mais que l’on avait découvert à la sortie en français du « Langage de la nuit » en 2016, lors d’une mémorable soirée à la librairie Charybde (à écouter ici) en compagnie de Martin Winckler, comme un redoutable aficionado d’Ursula K. Le Guin, « De l’autre côté des mots » s’affirme avec fougue et intelligence comme la grande somme critique qui manquait en français à propos de cette immense autrice dont on regrettera longtemps pour diverses raisons (mais notamment, ici, de nécessaire brouillage des frontières trop rigides entre genres littéraires) que le comité Nobel n’ait pas jugé bon de la couronner, contre toutes évidences, avant son décès en 2018. Ayant mobilisé 29 contributrices et contributeurs, ce volume impressionne et réjouit.
D’abord, par l’ampleur du champ couvert, y compris du côté du travail le moins connu ou spectaculaire de l’autrice des « Dépossédés » et du cycle de « Terremer » : poésie, grâce à luvan (« Music and poetry of the Kesh ») et Aurélie Thiria-Meulemans (« Perpétuelle étrangère : Ursula K. Le Guin ou la poésie du regard extérieur ») – à qui l’on doit également la superbe biographie abrégée qui ouvre le recueil -, musique, grâce au précieux travail de David Creuze en écho à celui de luvan mentionné ci-dessus (« Le Guin musicienne »), traduction, grâce à Carole Fillière (« Ursula K. Le Guin ou les territoires de la traduction ») et à Jean-Louis Courriol (« Le Guin traductrice du roman : question pour Georghe Săsărman ») – car il faut rappeler par exemple que c’est largement à l’autrice américaine que l’on doit la découverte hors du monde hispanophone de la grande Angélica Gorodischer, dont La Volte porte désormais le flambeau en français, avec « Kalpa impérial » ou « Trafalgar » -, source d’adaptation animée pas totalement réussie (c’est Adrien Pauchet qui nous raconte la rencontre ratée entre Terremer et le Studio Ghibli dans son « Les contes de Terremer : le poids d’un nom ») ou au contraire très satisfaisante (c’est Franck Thomas qui nous parle dans son « L’autre côté de l’écran » de l’adaptation de « L’autre côté du rêve » par la chaîne américaine PBS), littérature jeunesse (avec le « Ursula K. Le Guin est-elle la grand-mère de Harry Potter ? » de Clara Vert), voire roman dit réaliste, grâce à Bernard Henninger (« Ursula K. Le Guin, romancière réaliste » et « Questions à Ursula K. Le Guin »), qui fait bien plus que simplement réhabiliter les trop méconnus « Chroniques orsiniennes« et « Malafrena », notamment, ou même conceptrice d’ateliers d’écriture et essayiste (facette de son travail découverte particulièrement tardivement en France), avec le « Éloge de l’ombre et de l’eau » d’Olivier Ciechelski comme avec « L’art de l’imaginaire » de Xavier Mauméjean.
Ensuite par l’importance qui a été donnée à la réception de l’œuvre, ce qui est bien trop rare à mon goût en matière d’études littéraires, qu’elles soient savantes ou plus populaires. Xavier Dollo (« Ursula K. Le Guin et la presse spécialisée en France : un panorama rapide et succinct ») se penche de près sur l’accueil reçu dès l’origine, tandis que Pierre-Paul Durastanti (« Jalons personnels d’une balade en compagnie d’Ursula K. Le Guin ») nous en propose son enthousiasmante « réception personnelle », à laquelle pourrait se comparer d’une certaine manière la réédition de la préface écrite par Gérard Klein en 1977 en ouverture du « Livre d’Or » alors consacré à un échantillon de nouvelles de Le Guin, ainsi que le superbe témoignage de Caroline-Isabelle Caron (« Apprendre à se poser des questions »), celui d’Olivier Paquet (« Le temps et les mots ») et celui d’Elisabeth Vonarburg (« À propos d’Ursula K. Le Guin »), en forme de belle conclusion à l’ensemble de l’ouvrage.
En 2014, quand elle reçut des mains de Neil Gaiman le National Book Award pour l’ensemble de son œuvre, elle rendit hommage aux auteurs de genre dont elle estimait faire partie, « les écrivains de l’imagination, qui pendant cinquante ans ont vu les belles récompenses aller aux pseudo « réalistes ». Insistant sur leur nécessité, elle explique : « Des temps difficiles sont devant nous, où nous aurons besoin d’écouter les écrivains capables de voir d’autres façons de vivre, de voir plus loin que la peur qui paralyse notre société et son obsession technologique, et d’imaginer des motifs d’espoir. Nous aurons besoin d’écrivains capables de se souvenir de ce qu’est la liberté, des poètes, des visionnaires, des réalistes d’une réalité plus grande. »
Bon nombre d’articles s’attachent à relire pour nous avec bonheur et intelligence, en choisissant soigneusement leurs angles, les pièces considérées plus généralement comme maîtresses dans l’œuvre : le cycle de Terremer, avec le « Ursula K. Le Guin, première Archimage de Terremer » de Thomas Spok et le remarquable article éponyme de Vincent Bontemps, puis avec le subtil et vigoureux « Le Tehanu ou la question de l’écriture féministe en fantasy » de Vivien Féasson, qui ouvre directement une résonance majeure dans l’œuvre de Le Guin, avec l’entretien de Stéphanie Nicot autour de « La main gauche de la nuit » et de l’entrée en fiction de l’identité de genre, avec le texte lumineux de Florence Klein (« Lavinia : des regrets de Virgile à la réécriture de l’Énéide au féminin ») et avec celui de Jeanne-A. Debats (« De l’influence des rayons gamma sur le comportement des Papadalupapadipus »), qui réussit notamment avec brio un exercice délicat de littérature comparée temporelle, en examinant le féminisme d’Ursula K. Le Guin à la lueur de ses éventuelles descendances plus radicales.
Tandis que Claude Ecken, au sujet de « L’autre côté du rêve », établit un brillant parallèle différentiel avec le travail de Philip K. Dick, que Gwennaël Gaffric traque la présence lancinante du taoïsme dans les écrits de Le Guin (« Le Tao d’Ursula ») et que Francis Guèvremont suit les métamorphoses du mot et du thème « home » tout au long de l’œuvre (« Home : un mot très simple et pourtant intraduisible »), trois articles parmi les plus puissants de l’ouvrage se concentrent sur celui qui est sans doute après tout l’ouvrage-phare de l’autrice, « Les dépossédés » (1974), prix Hugo, Nebula et Locus. Marc Atallah (« Les murs utopiques peuvent-ils être brisés ? »), Alice Caradébian (« Traverser l’abysse desséché et détruire des murs : transgression et proximité de l’utopie dans Les Dépossédés ») et surtout Ketty Steward (« L’utopie des Dépossédés au prisme des théories du temps ») justifient pleinement par la finesse et l’ambition de leurs analyses si convaincantes la place prééminente qu’un Fredric Jameson confiait à Ursula K. Le Guin dans son fabuleux diptyque des « Archéologies du futur », « Le désir nommé utopie » et « Penser avec la science-fiction » . Et c’est bien ainsi que l’on souhaite que cet ouvrage remarquable contribuera encore et encore à donner envie à de plus en plus de lectrices et de lecteurs dans la richesse de cette œuvre unique construite sur presque soixante ans d’activité de pensée et d’écriture.
Le présent recueil n’est qu’une étape supplémentaire dans cette réception de l’œuvre de Le Guin en langue française. Il ne peut prétendre tout couvrir. Mais il peut promettre, à celle ou à celui qui veut découvrir ou redécouvrir Le Guin, d’être une sorte de carte. Une carte qui passe par certains territoires bien connus, mais que notre époque doit faire siens avec ses propres mots, ses propres idées. Une carte qui ouvre des brèches vers des zones moins familières de l’œuvre : la littérature générale, la poésie. Une carte qui parfois colle aux textes pour dire tout ce qui peut être dit d’eux. Une carte qui parfois s’éloigne de ces textes pour voir ce qu’ils apportent à notre époque, pour mesurer l’outillage mental qu’ils mettent à notre disposition. Une carte qui parfois est très précise et analytique. Une carte qui est parfois plus impressionniste pour donner envie de vagabonder dans les romans et nouvelles. Une carte qui est, enfin, non pas une géographie, mais une poétique. La vie. Les grandes œuvres de science-fiction. Puis la fantasy. La littérature générale. La poésie. La traduction. La réception, pour finir. Une manière de rappeler que revenir vers Le Guin n’est pas un retour au passé de la littérature et du monde actuel mais bien, au contraire, la redécouverte de ce qui est possible et désirable, pour nous, pour notre monde, pour la fiction. Un élan qui est ici présenté comme un large puzzle, mais que Le Guin n’avait nulle part mieux résumé, avec une conscience critique stupéfiante, que dans son essai de 1986 sur la fiction-panier, où elle expliquait combien avait été mortifère la voie empruntée depuis longtemps par la fiction : héroïque, exclusive, brutale, adversaire, individualiste. Et combien il fallait voir comment désormais écrire une fiction qui ne serait plus celle des chasseurs, mais celle de la majorité de l’humanité : les cueilleurs et cueilleuses. Nous espérons que la lecture de ce recueil, dans l’ordre ou le désordre, intégrale ou partielle, sera l’occasion pour vous de cueillir les fruits de l’œuvre de Le Guin : la beauté, l’intelligence et la sagesse.
Hugues Charybde le 6/12/2021
Collectif / Ursula K. Le Guin - De l’autre côté des mots - éditions ActusSF
l’acheter ici