"Nuits silencieuses" : Rammstein dans le texte par son chanteur-parolier Till Lindeman

La poésie troublante, brutale, sensuelle et paradoxale, du chanteur et parolier de Rammstein, mise en images par Matthias Matthies.

SENS
Oyez braves gens contemplez
ma vie paraît compliquée
voler et mentir
duper et trahir
cependant dès demain très tôt levé
des trésors vers le Sud j’emporterai

Till Lindemann est certainement connu d’abord et avant tout comme le principal chanteur et parolier du groupe allemand de metal rock industriel Rammstein, dont les tonalités à la fois profondément hypnotiques et résolument caverneuses (en plus d’un intense travail pyrotechnique) lui doivent énormément. Avec ce recueil de poèmes publié en 2013 en Allemagne, et traduit en français en 2021 par Emma Wolff dans la belle collection L’iconopop des éditions L’iconoclaste, c’est une facette littéraire étonnamment différente – même si une forme de cohérence intime et stratégique se dégagera nettement in fine – de celle de l’écrivain des chansons « Du hast », « Mein Herz brennt », « Mein Teil », « Keine Lust » ou « Ohne Dich », entre bien d’autres, qui nous est joliment dévoilée, dans une certaine brutalité pleine d’audaces et de paradoxes.

INTEMPOREL
Je suis un excellent cordonnier
je pourrais ressemeler le monde entier
hélas mon amour de la vie a dérobé
tout le temps qui m’était donné

Déclarations d’amour aux tracés ambigus, rêveries charnelles, mélancolies érotiques, odes vraiment ou faussement désenchantées, nuits d’angoisses portuaires, cauchemars glissant vers l’abîme pornographique, fougues primales, passions cérébrales et combattantes : la poésie dévoilée ici par Till Lindemann, sous couvert d’une certaine unité thématique (la plupart des incarnations possibles des rapports – ou absences de rapports – entre sexe et amour seront abordées, directement ou indirectement), parcourt une impressionnante variété de registres, de quelques vers jetés en apparence comme un refrain de chanson à des quatrains plus solidement charpentés, d’incantations lorgnant du côté de quelque sorcellerie amoureuse à des compositions dûment vertébrées et cartographiables. La simplicité et la brutalité, la tendresse bourrue et la sophistication secrète ne se laissent ni approcher d’emblée ni résumer facilement : les obsessions qui hantent ces 123 pages (hors illustrations) sont ici étagées le long de lignes de force travaillées, creusées, rongées par le sperme, la cyprine, le sang et la sueur.

RIEN

Rien ne t’arrivera jamais
dis-je en ce moment
si parfait
et je bénis tout ce temps
où se comprime mon sang dans mon tuyau
qui bientôt te fera vivre

À l’ombre ou dans la lumière
pose ton oreille sur ce torrent sensuel
écoute ce son si pur
murmure du delta
son doigt se lovera en toi

Magnifiés par les nombreux dessins de Matthias Matthies, qui ont été repris dans l’édition française, et qui tirent les textes eux-mêmes, doucement mais fermement, vers davantage de rêverie érotique explicite aux contours parfois fort acérés, les poèmes de « Nuits silencieuses » proposent plusieurs paradoxes à l’intérieur des paradoxes, et cela parfois en très peu de mots, comme si les songes nécrophiles aiguisés d’une Gabrielle Wittkop avaient été brutalement réenchantés par un souffle intérieur pourtant venu d’ailleurs, comme si Jean Genet et Rainer Werner Fassbinder avaient vu fusionner leurs arts respectifs le temps d’une incursion liquide sur des frontières plus ignorées, comme si le feu d’artifices n’était plus désormais une figure pyrotechnique mais bien le symbole profond d’un mysticisme athée profondément logé au point de jonction de la chair et de l’esprit. La poésie de Till Lindemann, d’une manière radicalement distincte de la puissance de feu de Rammstein, trouble et dérange, susurre et accompagne, propose et dispose – de nous et de nos ressentis en matière de contact des corps et des cœurs.

CHEVEUX ROUX

Petite ne t’inquiète pas
je t’offrirai une boîte décorée d’oiseaux
ils flambent comme le faîte de tes jambes
les nids sous tes bras
ils chantent la fiente issue de leur jabot
se nichent dans tes aisselles flamboyantes
avec un porc

Petite ne t’inquiète pas
le porc dévore les oiseaux
il sait à présent chanter
nous dévorons le porc
à l’intérieur il y a du poisson
on peut manger les animaux

La petite sait chanter à présent
elle s’étouffe avec une arête et meurt
noyée dans ses cheveux roux

Hugues Charybde le 10/11/2021
Till Lindeman - Nuits silencieuses - éditions l’Iconoclaste

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