« Étrangler l’anguille » : Comment faire rendre gorge aux lieux communs, suite …

Le onzième recueil d’aphorismes d’Olivier Hervy, toujours aussi surprenant et délectable (et on y entend sa fille rigoler).

Depuis 2007 et ses « Expertises », Olivier Hervy nous enchante régulièrement de ses recueils d’aphorismes, construisant au fil des années un extraordinaire clin d’œil au long cours, qui rivalise aisément de machiavélisme discret, quoiqu’utilisant le plus souvent des registres fort différents, avec le grand « L’autofictif » d’Éric Chevillard et ses nombreux volumes annuels. « Agacement mécanique » (2012) ou « Formulaire » (2014) : des possibilités de se plonger avec délices dans cet art bien particulier qui feint l’immersion absolue dans le quotidien, le banal ou l’infra-ordinaire pour mieux y détecter les songes savoureux susceptibles d’entrer en résonance avec nos préoccupations, même ignorées. Son art prend depuis « En bataille » (2016) mais surtout depuis « La chauve-souris se cogne un mètre avant le mur » (2019) et « L’obstination du liseron » (2020), une tournure légèrement différente, dont « Promenades avec chiens » et « Tout près », publiés début 2021, représentent une étape décisive, creusant une direction de plus en plus spécifique de cette forme courte parmi les formes courtes, en s’attachant à créer une forme unique de galerie mobile de personnages plus ou moins récurrents, capables de créer au fil des recueils un étonnant effet de continuité et ainsi de réel accentué. « Étrangler l’anguille », publié en septembre 2021, toujours au Cactus Inébranlable, se situe dans la droite lignée de cette évolution, se sous-titrant même explicitement « Dans les coulisses de l’aphorisme (2) ».

Qui prétend qu’il n’y a pas de cabine sur la barque du pêcheur posée à l’envers sur la plage et sous laquelle nous nous abritons, le temps d’une averse ?

Stupéfiant comme les rapaces peuvent rester des heures immobiles. Cette buse par exemple, écrasée sur la route.

Qui prétend qu’il n’y a rien à faire à la campagne alors que je change mon pneu crevé au bord de la route ?

« Je suis gaucher », me dit en souriant ce jeune homme qui vient de se casser le bras droit en tombant de vélo en rentrant d’une fête. Comme s’il avait bien roulé la malchance.

Je me refuse donc de cacher quoi que ce soit à mes enfants depuis que j’ai vu l’émission sur les secrets de famille. Même s’ils s’ennuient à m’écouter raconter par le menu chaque détail de ma morne existence.

Cet ami mauvais bricoleur me propose de nous installer sous le lourd auvent de tuiles qu’il a installé lui-même ce matin. Mais je préfère visiter le jardin.

Stade ultime ou presque de la forme courte, l’aphorisme est un art délicat, et Olivier Hervy nous en fait désormais partager, en plus de l’émerveillement, certains des secrets de fabrication, explicitant aussi bien la manière de voir dans le quotidien une matière presque inépuisable de réenchantement comique parfois vertigineux (on songera certainement, dans une autre direction, au superbe « La magie dans les villes » de Frédéric Fiolof) que les jeux de lumières et d’ombres, de surprises et de paradoxes apparents qui permettent à la queue de l’aphorisme d’espérer injecter l’ensemble de son venin songeur.

Qui plus est, dans ce recueil-ci, poursuivant et amplifiant un mouvement précédemment amorcé, l’auteur nous propose quelques leçons de musique sérielle aphoristique, en développant un art subtil de la variation-répétition, à travers par exemple les ensembles, mini-feuilletons à épisodes et rebondissements, « Fatigué que je le questionne », « Passage aux urgences », « La prudence paie », « Sur le seuil », « Biographie de l’ami malchanceux », « Les étourneaux », ou encore « Le succès se fait attendre » et le redoutable « La femme de P. », avec sa mémoire parfaite. Et pour couronner tout cela, dans sa simplicité apparente et dans sa douce puissance presque métaphysique, la tendre et farceuse série « Ma fille rigoler », comme le cadeau secret de ce recueil.

Série Ma fille rigoler

Voilà plus de dix ans que j’ai ce galet de granit posé sur mon bureau, aussi je ne m’étonne pas de trouver ce matin à la place une poignée de sable. Cela devait arriver. Mais j’entends ma fille rigoler derrière la porte.

Le bouquet que l’on m’a offert hier pour remplacer le précédent est déjà fané ce matin, mais je ne m’en étonne pas. Cela devait arriver un jour. Mais j’entends ma fille rigoler derrière la porte.

J’ai mis en terre hier un plant de tomates aussi je ne m’étonne pas, ce matin, de trouver au pied une grosse cœur de bœuf rouge. Cela devait arriver. Mais j’entends ma fille rigoler derrière le chêne.

J’ai lu un article sur les mutations génétiques hier. Nous en avons ensuite parlé à table. Et ce matin, au pied de mon châtaignier, je trouve des marrons. Alors je ne m’en étonne pas. Mais j’entends ma fille rigoler derrière le tronc.

Cet article sur le spiritisme m’a captivé et – comme d’habitude – nous en avons parlé à table. Aussi ce matin, je ne suis pas surpris de voir la table tourner alors que je beurre une tartine. Mais j’entends ma fille rigoler en dessous.

Hugues Charybde le 9/11/2021
Olivier Hervy - Etrangler l’anguille- éditions Cactus inébranlable

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