Lundi, c'est jazz au lit !

Êtes-vous tous vaccinés ( contre le prochain confino qui pointe le bout de son nez macronien) ? Contre cette méthode qui affirme prévenons par n’importe quoi pour qu’ils restent tranquilles, on propose une alternative philly/jazzistique et plus contemporaine à base de relecture, de découverte et de sortie du purgatoire. Dans l‘ordre : Makaya McCraven, Silksonic, Ben Lamar Gay et Hassan Ibn Ali.

Donnant suite à l’album Shades of Blue du producteur hip hop Madlib paru en 2003 qui remixait également certains standards phares de Blue Note, Makaya McCraven va encore plus loin dans le processus en mélangeant ses propres enregistrements à ceux d’époque, à l’instar du titre Sliced Off The Top, remix de l’enregistrement A Slice of the Top d’Hank Mobley datant de 1966. En résulte une relecture terriblement efficace, dynamique et riche où les aînés Art Blakey, Horace Silver, Clifford Brown, Dexter Gordon côtoient la fine fleur du jazz actuel : le guitariste Jeff Parker, le vibraphoniste Joel Ross ou encore le saxophoniste Greg Ward.

Un bel hommage au label qui prouve, une fois de plus, que les classiques de son catalogue sont intemporels et qu’ils constituent une matière créative inépuisable pour la jeune génération.

Makaya McCraven – Deciphiring The Message - Blue Note

Entré dans l’album à reculons pour cause de sensation première de visite à peu de frais de l’héritage Philly Sound mâtiné des inventions électronique du dernier Marvin Gaye, je me suis soudain souvenu du Style Council de Paul Weller qui, ayant fait ses choux gras dans la soul, cherchait une issue et la trouvait dans la… house music. Aujourd’hui, Anderson Paak et Bruno Mars rejouent en gros la même partition pour faire ses souvenir, les générations précédentes, qu’elles n’arrivent pas dans un monde vierge à découvrir sans carte. Bruno Mars et Anderson Paak remet à l'honneur la soul et la funk des années 70 à travers des morceaux délicieusement rétro et entraînants. Bootsy Coolins, ancien bassiste du groupe Parliament Funkadelic, a participé à la création de l'album et joue sur une grande partie des morceaux. Un duo avec la légende Stevie Wonder pourrait également figurer sur An Evening With Silk Sonic si l'on en croit les sous-entendus de l'interprète de When I Was Your Man !  S’ils s’étaient arrêté là, ils n’auraient donné qu’une ressuscée du son 70’s ; mais, contactés par Apple, ils ont mis en ligne trois podcasts qui témoignent de leurs racines musicales. En plus, c’est fin. On est obligé de saluer l’effort.

Silk Sonic ( Bruno Mars et Anderson.Paak) - An Evening with Silk Sonic - Atlantic

En triangulant librement le post-rock cinétique de Tortoise, l'expérimentalisme pop croisé de David Byrne et le jazz avant-gardiste de Don Cherry, Gay a créé un album qui a la qualité vertigineuse et désorientante d'un film de David Lynch. Cela pourrait vous amener à penser qu'Open Arms to Open Us va vous déconcerter les oreilles ; au contraire, Gay vous entraîne plus profondément dans ses paysages oniriques lynchiens, contrastant ses mélanges de genres follement inventifs avec des accroches soul et des grooves Krautrock contagieux.

C'est une atmosphère particulièrement rougeoyante qu’on découvre sur sur l’évocateur et pétillant "Bang Melodically Bang", dans lequel Gay chantonne dans un flot de conscience serpentin sur un ragoût tourbillonnant de basse jazzy, de batterie et de bips électroniques. Des mélanges stylistiques encore plus vibrants apparaissent tout au long de l'album lorsque Gay fait appel à un grand nombre d'artistes invités, notamment le duo indé de Chicago Ohmme pour le numéro prog-R&B en spirale "Sometimes I Forget How Summer Looks on You" et la chanteuse britannico-rwandaise Dorothée Munyaneza sur "Nyuzura"; une chanson folklorique africaine poignante et dissonante à la manière de Steve Reich. Nous avons également droit à des collaborations tout aussi puissantes avec la chanteuse Ayanna Woods, la violoncelliste Tomeka Reid, la chanteuse et artiste de scène Onye Ozuzu, etc. Gay réussit amplement à tisser ensemble tous ces sons apparemment disparates, et Open Arms to Open Us donne l'impression de se promener dans une installation artistique multimédia kaléidoscopique. quand on vous parlait de confinement : même plus besoin de sortir … 

Ben Lamar Gay – Open Arms to Open Us - International Anthem

Au début de l'année 2021, Omnivore Recordings a publié Metaphysics : The Lost Atlantic Album de l'énigmatique pianiste de Philadelphie Hasaan Ibn Ali. Cet ensemble, que l'on croyait perdu depuis près de 60 ans, est son seul en leader à ce jour (il a composé et joué sur The Max Roach Trio featuring the Legendary Hasaan).

Retrospect in Retirement of Delay : The Solo Recordings contient deux heures d'enregistrements informels inédits datant de 1962 à 1965, réalisés par des amis de collège, Alan Sukoenig et le saxophoniste Dave Shrier, sur un magnétophone portable Norelco. Ali y transforme des standards, de Rodgers & Hart à Thelonious Monk, et propose quelques originaux fascinants, transformés par son esprit musical sans entrave et ses mains athlétiques. Le premier disque commence par "Falling in Love with Love" de Rodgers & Hart. Il croise la mélodie du compositeur avec "Sheik of Araby" et "They Can't Take That Away from Me", reliées par des envolées astucieuses d'extrapolation rythmique et harmonique qui rappellent tour à tour Bud Powell et Art Tatum, mais elles sont proposées dans une syntaxe harmonique si complexe qu'elles ne pourraient appartenir qu'à Ali. Il y a aussi une lecture labyrinthique de dix minutes de "Cherokee" de Ray Noble, qui creuse un nouveau terrain musical dans son utilisation de l'extension des accords. On y trouve également l'enregistrement solo original d'"Atlantic Ones" d'Ali, qui est plus énergique et interrogatif que les deux versions de Metaphysics. Son "Off My Back Jack" révèle une maîtrise experte des vocabulaires jazz et classique avec des clusters d'accords très ouverts qui oscillent entre le stride et les cadences bop. Off Minor" de Monk est une merveille, remplie d'humour, d'intelligence aiguisée et d'une compréhension innée de l'univers sonore dans lequel le compositeur a puisé. Il étire l'harmonie à travers un stomp barrelhouse puis l'inverse alors que les voicings d'accords s'entrechoquent, se mélangent et divergent au milieu de lignes de main droite fugaces. Les 11 minutes de "On Green Dolphin Street" s'ouvrent sur une intro dramatique à la Bartok, qu'il range dans sa poche pendant la majeure partie du reste du morceau, tandis qu'il met en place une architecture tonale, chromatique et timbrale qui traverse le jazz, le Great American Songbook, le blues, le bop et Scott Joplin.

Le deuxième disque comprend l'original à deux voix "Two Trains" qui marie l'élégance harmonique d'Ellington à une syntaxe rythmique noueuse qui rappelle celle de Powell, avec une utilisation aventureuse des signatures temporelles qui est du pur Ali. Avec plus de 13 minutes, "It Could Happen to You" de Van Heusen et Burke, l'intellect d'Ali exprime autant d'expressions alternatives et angulaires de la mélodie avec un lyrisme profond et inébranlable. La lecture finale du boléro historique de Consuelo Velázquez "Besame Mucho" enregistre tout le drame de l'original, avec une intimité sombre et inquiétante exprimée avec une invention harmonique sincère mais kaléidoscopique. Il y a des bribes de conversation d'Ali tout au long de l'enregistrement - et une sélection de lui lisant un poème en prose original.

L'ensemble est complété par un livret contenant des photos rares et des essais du pianiste Matthew Shipp et de Sukoenig, ainsi que des souvenirs d'amis et de musiciens. De plus, le glorieux travail de restauration de l'ingénieur Michael Graves mérite un Grammy. Retrospect in Retirement of Delay est un ajout monumental et profond à l'héritage d'Ali.

Hasaan Ibn Ali – Retrospect in Retirement of Delay: The Solo Recordings - Omnivore Recordings

Jean-Rémy du dossier de presse le 22/11/2021