Considérer plutôt que sidérer

Pour dépasser la sidération et retrouver et déployer la considération vis-à-vis des humains en fuite, réfugiés sous nos yeux, un petit texte de combat de Marielle Macé à la robustesse intelligente et pénétrante. Encore et toujours nécessaire.

Famille de migrants italiens arrivant à Ellis Island, New York

Sur le quai d’Austerlitz, à Paris, s’est établi pendant quelques mois un camp de migrants et de réfugiés qui a été détruit en septembre 2015, mais où se sont vite réinstallées des tentes ; un camp discret, mal visible, peu médiatisé. Le quai d’Austerlitz, donc, en bord de Seine, en contrebas de la gare du même nom. Bords en plein centre, bords internes de la ville (de la ville vécue, quotidienne, traversée, investie), bords de la visibilité, bords du temps, bords du droit ; c’est d’ailleurs une multitude de bords qui se sont succédé et même acharnés là-bas, dans une histoire qui est pourtant déjà, sur ces rives, comme submergée et engloutie.

Le camp de migrants d’Austerlitz n’était pas le plus visible à Paris ; il y avait pourtant quelque chose de sidérant dans son emplacement même ; il se tenait en contrebas et en contrepoint, si je puis dire, d’un autre lieu, très voyant celui-ci, la Cité de la mode et du design – sorte de paquebot vert acide, lourd, cru, imposant, assuré, insolent, posé directement sur les rives de la Seine ; le camp s’était établi juste devant, sous l’escalier qui conduisait depuis les rives du fleuve vers une sorte de discothèque en plein air intégrée à cette Cité de la mode, le Wanderlust, dont les migrants pouvaient capter le réseau wifi quelques heures par jour ; aux bords de la mode donc, avec son idée à elle du bien, de ce qu’est le bien, en l’occurrence des biens où gît souvent le bien dans notre forme de vie quotidienne (notre forme de vie, à nous, et cela vaccine déjà contre toute tentation de faire le malin, ou le vertueux, puisque cette pénible Cité de la mode dit bien quelque chose de profondément nôtre et partagé). Une sorte d’indifférence réciproque était en tout cas contrainte de s’installer sur ces bords, puisqu’il fallait beaucoup de volonté (ou simplement de gêne, de sidération) pour invisibiliser ici le camp ; et, accessoirement, il fallait beaucoup de force d’âme ou seulement d’épuisement pour réussir à s’endormir sous la piste d’une discothèque. Ce camp, et cette Cité, se situaient également en face du siège de Natixis, la banque de financement et de gestion de services de la Banque populaire, une banque de banque, une banque au carré. Un camp de migrants a ainsi vécu pendant plusieurs mois au bord de ce que notre mode de vies et son empire d’échanges et de visibilité peut avoir de plus cru.

Ma collègue et amie Marianne nous avait déjà signalé à sa sortie en 2017, sur ce même blog (ici), avec enthousiasme et précision, l’importance de ce petit texte combatif et profond de Marielle Macé, dans cette collection de petits formats des éditions Verdier, qui regorgent toujours davantage de ces précieuses munitions pour un nécessaire combat permanent, à l’image aussi du « Ministère des contes publics » de Sandra Lucbert, du « Du cap aux grèves » de Barbara Stiegler, ou encore du « Prendre dates » de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet.

Sidérants en effet ces voisinages, dans leur indécence, entre des poches d’espace qui ne doivent pas communiquer, et le font d’autant mieux, ne pas communiquer, que tout cela se déroule au bord d’un fleuve, formant ici comme une butée, dans le repli d’une boucle assombrie et ralentie de l’espace urbain ; sidérante, cette répétition d’un camp « dans » une autre camp (comme souvent, comme à Rivesaltes, par exemple) ; sidérante, cette sorte d’obstination de l’histoire ou d’acharnement des bords à  se faire encore plus bords ; sidérante, cette mémoire qui peine à se constituer ; sidérante cette évidence d’un impossible côtoiement.

En entrechoquant brillamment et crûment l’à peine visible du camp de réfugiés du quai d’Austerlitz en 2015 et l‘invisible de tout ce qui donne du sens à cette situation humaine et politique, avec W.G. Sebald et Walter Benjamin, tout particulièrement, Marielle Macé offre un décryptage sensible, à la charnière justement de la sidération et de la considération, des modalités des fuites contemporaines et des accueils déficients, en pleine résonance avec le travail échelonné au long cours de la poésie migrante tous azimuts d’un Patrick Beurard-Valdoye, et très notamment de ses « Gadjo-Migrandt » de 2014 et « Le narré des îles Schwitters » de 2007, refusant nettement la tentation d’une littérature comparée des exils dont se repaissent bien trop de nos décideurs politiques. Notre regard sur l’autre en déroute et en survie s’inscrit dans une géographie de l’instant, une compréhension du lieu et une saisie authentique de l’humain, et « Sidérer, considérer » nous le rappelle intelligemment et crûment, en moins de 70 pages.

Hugues Charybde le 18/112021
Marielle Macé - Sidérer, considérer - éditions Verdier, collection La Petite jaune

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