Tokyo dans les yeux de Tomatsu et Moriyama
Conçue en étroite collaboration avec Daido Moriyama et la veuve de Shomei Tomatsu, Yasuko Tomatsu, l'exposition à la Maison Européenne de la Photographie reprend la sélection initiale des deux artistes, enrichie et adaptée pour l’occasion, et propose un voyage complet et cohérent dans leurs œuvres via le prisme de la capitale japonaise.
Tokyo par Shomei Tomatsu
À partir des images présélectionnées en vue du projet initial, 140 œuvres de Tomatsu ont été retenues pour l’exposition à la MEP. Le parcours débutera avec les premières photographies de l’artiste réalisées dès son arrivée à Tokyo en 1954. Tomatsu s’intéresse alors au prolétariat dans un pays profondément meurtri par les destructions de la Seconde Guerre mondiale : les petits métiers, les chômeurs, les enfants des rues. Dès 1958, fasciné par l’américanisation de son pays et son impact sur le mode de vie et la culture japonaise, il commence à photographier les soldats américains qui occupent les bases militaires au Japon. C’est le début de son projet « Chewing gum & Chocolate ».
Tomatsu s’intéresse aussi aux nouveaux modes de vie qui émergent progressivement dans ces années d’après-guerre. Dans la série « Chindon », il xe son regard sur les Chindownyassans, des acteurs et musiciens pauvres, qui, vêtus de leurs costumes traditionnels de la période Edo, deviennent des modèles de publicité de rue pour les grands magasins.
Avec la série de jeunesse « Asphalt », Tomatsu expérimente la forme et ouvre la voie à des mondes que personne n'avait imaginés : il consacre toute une série à l'asphalte des rues, qu’il appréhende comme la « peau » de la ville, sur laquelle les fragments d'objets métalliques incrustés dans le bitume, ressemblent à de la poussière d'étoiles.
L’exposition présentera également une large sélection de photographies d’un de ses livres majeurs Oh Shinjuku ! publié en 1969, dans lequel Tomatsu inclut notamment ses séries « Eros » et « Protest ». Il y raconte la chronique de ce quartier de Tokyo, qui garde une place essentielle dans la mythologie de la contre-culture japonaise. Quartier de grands magasins où des foules immenses se côtoient le week-end, et dont la vie nocturne, peuplée de jeunes marginaux, laisse place à des clubs de strip-tease et des bars à filles, que Tomatsu nous montre sans tabou.
L’artiste utilise la photographie couleur dès les années 1960. Cette pratique que l’on retrouvera tout au long de l’exposition, prendra une place plus importante au fil des années. Quelques extraits de la série « Cherry Blossoms », au début des années 1980, magnifient les cerisiers en fleurs du Japon, avant que le parcours ne se clôt par les quatre portraits étonnants des photographes phares du Japon de la fin des années 1970 : Nobuyoshi Araki, Masahisa Fukase, Daido Moriyama - déguisé en mariée japonaise - et un magnifique auto-portrait de Shomei Tomatsu costumé.
Tokyo par Daido Moriyama
Conçue par l’artiste lui même, en collaboration étroite avec le galeriste
Akio Nagasawa, la sélection d’œuvres et la scénographie de cette seconde partie, mettent en valeur les séries emblématiques et la grande diversité des pratiques de Daido Moriyama : tirages argentiques, photographies couleurs, sérigraphies sur toile, Polaroid, Drop Paper, caissons lumineux, livres et revues, notamment la revue Record que Moriyama publie périodiquement depuis 2006.
Le parcours commence par des images de son premier livre, Japan: a Photo Theater (1968), où l’artiste mêle photos de rue et portraits de comédiens itinérants. Le livre fera scandale, son esthétique est très proche de la revue Provoke que Moriyama rejoint en 1969.
La même année, il réalise la série « Accident » (1969), dans laquelle il se réapproprie des photographies d’accidents de la route nocturnes et violents, trouvées dans des revues ou capturées sur l'écran de télévision. Moriyama les détourne à la manière des sérigraphies de la série « Death and Disaster » d’Andy Warhol, qu’il découvre dès 1968. L’exposition présentera d’ailleurs un peu plus loin dans le parcours, des sérigraphies sur toile grands formats, inspirées de la pratique d’Andy Warhol et que Moriyama considère comme une extension naturelle de son propre langage photographique.
Une large sélection de photographies issues de Farewell Photography (1972) - l’un des livres les plus avant-garde de l’époque - présentera un nouveau langage photographique chez Moriyama, celui du ou, du bougé, du grain et des taches, avec des images à la limite de la lisibilité.
Après une longue pause dans sa pratique photographique, Moriyama publie en 1982 le livre Light and Shadow où il impose une nouvelle approche : des images cette fois très contrastées, aux noirs omniprésents et aux cadrages serrés, qui feront sa réputation dans les années qui suivront.
L’exposition propose ensuite une visite immergée dans le quartier de Shinjuku - chaos urbain qui ne cesse de subjuguer Moriyama et qu’il photographie à l’instinct. Suit une installation autour de la série « Tights » (collants) dans laquelle l’artiste transforme les bas résilles en un motif obsessionnel décliné sur différents supports.
Puis la série « Platform » (1977) réalisée sur une journée le long du trajet Zushi-Yokohama-Tokyo, présentera les photographies de rangées d’anonymes qui s’amassent sur les quais d’une gare pour aller au travail, photos de foule dans lesquelles le regard s'attache sur chaque individu.
Enfin, redécouverte dans ses archives récemment, la série « Pantomine » (1963), rassemblera des photographies de fœtus stockés dans du formol, premier projet personnel que Moriyama réalise à 25 ans dans une maternité de Tokyo.
La fin du parcours mettra en lumière la couleur chez Moriyama qui a également beaucoup photographié la ville de Tokyo au Polaroid, parcourant les rues, multipliant les vues, humant les odeurs de la ville, scrutant les ruelles, panneaux publicitaires, affiches, étalages commerciaux et piétons. La dernière salle présentera la série « Pretty Woman » une sélection de photos couleur prises en 2017 dans les rues de Tokyo, où il capture des silhouettes de femmes dans le chaos des rues et des vitrines de magasins.
L’exposition s’achèvera par une large sélection du magazine Record, publié par Akio Nagasawa, entièrement conçu et réalisé par Moriyama à partir de ses propres photographies, et dont le numéro 44 vient de paraître.
Ce qui les rapproche c’est leur goût partagé pour l’anticonformisme tel qu’exprimé par la marginalité . Les deux artistes ont aussi une fascination pour la figure de l’outsider, cet individu à la marge de la société, affranchi du conformisme ambiant au prix parfois d'un certain isolement, double fascinant et idéalisé auquel chacun des deux photographes s’identifie à sa manière. C’est sans aucun doute l’une des explications de leur attrait pour Shinjuku, quartier à la réputation sulfureuse. Les séries « Japan, A Photo Theater » de Moriyama et « Chindon » de Tomatsu, qui donnent à voir le monde des artistes de rue ou de théâtre, traduisent aussi particulièrement cet intérêt.
Pourtant du maître à l’élève, de Tomatsu à Moriyama, on note deux postionements politiques différents. Tous deux témoins des grands bouleversements qui s’opèrent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Tomatsu et Moriyama adoptent des positions radicalement différentes vis-à-vis de l’actualité sociale et politique qui anime la capitale japonaise dès les années 1960.
Tomatsu est très critique à l’égard de l’extension invasive de la culture américaine sur le sol japonais dans ces années d'après-guerre et observe avec réserve le développement des nouvelles mœurs et les évolutions sociétales dans une période de bouleversement économique.
Moriyama, quant à lui, développe une relation au sujet social plus romantique que critique. L’influence de Jack Kérouac et de la beat generation se fait sentir dans les photos floues et désinvoltes prises de la fenêtre d’une voiture, tout comme dans la manière dont il photographie les femmes ou les passants dans la rue. L’American low life et l’émergence du kitsch, que Moriyama tire du travail de Andy Warhol, ont une poésie et un glamour que le photographe capture avec fascination.
Et au fil de tous ces clichés, on va découvrir une ville envisagée et revue à la modernité de deux discours très forts sur l’image et la vison qu’on peut avoir d’une ville, de sa vie et des manifestations. Deux géants au coude à coude, assez rare pour être noté et donc à voir absolument. C’est vraiment bluffant. On y va !
Jean-Pierre Simard
Moriyama/Tomatsu : Tokyo
Maison Européenne de la Photographie 5/7 rue de Fourcy 75004 Paris jusqu’au 24/10/2021