Antipathie de saison et quiche de haute volée avec l'enquête d'Agatha Raisin
Dans la campagne anglaise contemporaine, au milieu des clichés et des parodies, la première enquête d’une très improbable détective amatrice, savamment antipathique et bizarrement savoureuse.
C’est par une amie fidèle lectrice, comme moi, de la saga Salvo Montalbano d’Andrea Camilleri (qui débutait en 1994 avec « La forme de l’eau » pour atteindre désormais 27 volumes traduits en français) que j’ai découvert Agatha Raisin, l’enquêtrice britannique résolument improbable imaginée par M.C. Beaton, l’un des nombreux pseudonymes de Marion Chesney, autrice prolifique décédée en 2019. Publié en 1992, traduit en 2016 par Esther Ménévis chez Albin Michel, « La quiche fatale » est le premier des 31 épisodes de cette série extrêmement populaire, au Royaume-Uni et dans le monde entier.
« Bien sûr, c’est Mrs. Cartwright qui va gagner le concours de quiches », fit une voix près d’Agatha.
Elle se retourna brusquement.
« Pourquoi dites-vous ça ? demanda-t-elle.
– Parce que c’est Mr. Cummings-Browne qui juge », dit l’autre, avant d’aller se perdre dans la foule.
Le nom de la gagnante serait annoncé, non pas par Mr. Cummings-Browne, mais par lord Pendlebury, un gentleman maigre et âgé qu’on aurait dit sorti d’une histoire de fantômes de l’ère édouardienne, propriétaire d’un domaine sur la colline surplombant le village.
On préleva une fine part de la quiche d’Agatha, comme de toutes les autres. Elle regarda son « œuvre » d’un air suffisant. Hourra pour la Quicherie ! Il ne faisait aucun doute que sa tarte aux épinards sortait du lot. Le fait qu’elle était censée l’avoir préparée elle-même ne troublait pas sa conscience pour un sou.
L’orchestre se tut. On aida lord Pendlebury à monter sur l’estrade pour le rejoindre.
« La gagnante du grand concours de quiches est… », chevrota-t-il. Il tripota ses notes, les ramassa, les remit en ordre, sortit un pince-nez, lança de nouveau un regard désespéré à ses feuilles, jusqu’à ce que Mr. Cummings-Browne lui indique la bonne.
« Miséricorde ! Oui, oui, oui, radota le vieillard. Hem, hem ! La gagnante est… Mrs. Cartwright.
– Nom d’un salopard à sonnette ! » grommela Agatha.
Furibarde, elle regarda la dite Mrs. Cartwright, une femme aux allures de bohémienne, monter sur l’estrade recevoir sa récompense. Un chèque.
« C’est combien ? s’enquit Agatha auprès de sa voisine.
– Dix livres.
– Dix livres ! » Même si elle ne s’était jamais, jusqu’ici, renseignée sur la récompense, elle avait naïvement supposé qu’elle se présenterait sous la forme d’une coupe en argent. Elle avait imaginé cette coupe avec son nom gravé dessus posé sur le manteau de sa cheminée. « Comment est-ce qu’elle est censée fêter sa victoire avec ça ? En allant dîner au McDo ?
– C’est l’intention qui compte, répondit sa voisine d’une air vague. Vous êtes Mrs. Raisin. Vous venez d’acheter le cottage de Budgen. Je me présente : Mrs. Bloxby, l’épouse du pasteur. Pouvons-nous espérer vous voir à l’office, dimanche ?
– Pourquoi Budgen ? J’ai acheté le cottage à un certain Mr. Alder.
– Ça a toujours été le cottage de Budgen. Cela fait quinze ans qu’il est décédé, bien sûr, mais pour nous, gens du village, ce sera toujours le cottage de Budgen. C’était un homme exceptionnel. Au moins, vous n’avez pas à vous inquiéter de votre repas de soir, Mrs. Raisin. Votre quiche a l’air délicieuse.
– Oh ! mettez-là à la poubelle ! cracha Agatha. C’était la mienne, la meilleure. Ce concours est truqué. »
Mrs. Bloxby lui lança un regard de reproche attristé, puis s’éloigna.
Elle éprouva un sentiment de malaise. Elle n’aurait pas dû dire de vacherie à l’épouse du pasteur à propos du concours. Mrs. Bloxby avait l’air d’une femme gentille. Mais en matière de conversation, Agatha n’était habituée qu’à trois registres : autoritaire avec ses employés, insistant avec les médias, onctueux avec ses clients. Une vague idée commençait à germer dans un coin de sa tête : Agatha Raisin n’était pas quelqu’un de très sympathique.
Ayant vendu pour une somme rondelette son agence londonienne de relations publiques, la self-made-woman cinquantenaire Agatha Raisin, originaire des quartiers les plus pauvres de Birmingham, a acheté un charmant cottage dans un petit village situé au cœur des Costwolds, région de collines à une heure et demie à l’ouest de Londres, fort touristique et particulièrement à la mode désormais. Dotée d’un tempérament nettement fougueux – certains diraient irascible -, elle entreprend aussitôt, à sa manière aussi tonitruante que maladroite, de conquérir les esprits et les cœurs des habitants, ne s’imaginant pas une autre position sociale que celle de reine virtuelle du village, alors même qu’elle ne maîtrise guère les codes réels de cet environnement. Quiproquos incessants, impairs sans nombre, palinodies et suppositions infondées, ce véritable éléphant dans un magasin de porcelaine se retrouve presque d’emblée plongé aux toutes premières loges d’un tragique et mortel empoisonnement lors du concours local de quiches, qu’elle voulait ardemment remporter – en n’ayant pas une seconde hésité à se procurer son propre objet de concours auprès d’un réputé traiteur londonien.
Davantage sans doute que la galerie de portraits qui se met en place dès ce premier épisode, galerie pour laquelle M.C. Beaton manie les clichés de la société et de la countryside britanniques avec allégresse, d’une manière qui provoquera l’amusement ou l’agacement selon les lectrices et les lecteurs, c’est peut-être un pari relativement rare, tenté par l’autrice avec beaucoup de métier (on a déjà dit à maintes reprises sur ce blog que la part de fabrication dans les séries policières grand public est presque inévitable, qu’elle offre un résultat charmant ou non), qui déclenche ici l’intérêt : ne se contentant pas d’être bourru, ou tortueux lorsqu’il s’agit de protéger ses petites faiblesses, à l’image du truculent commissaire sicilien Salvo Montalbano, par exemple, le personnage d’Agatha Raisin est résolument antipathique.
Et c’est ainsi qu’une littérature policière légère (presque trop légère, les intrigues policières n’ayant pas ici un rôle vraiment sérieux, et la plupart des personnages de passage ayant l’épaisseur de leur fonction), en utilisant ce truchement audacieux – et plutôt rare – pour parodier, à soixante-dix-ans de distance, les romans les plus campagnards d’Agatha Christie, bien entendu, nous offre un angle inattendu, et ma foi plutôt intéressant, pour pénétrer l’organisation mouvante d’une certaine société britannique contemporaine, et de ses structures de classe bizarrement évolutives.
M.C. Beaton - La quiche fatale - Albin Michel
Hugues Charybde le 18/01/2021
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