Grandeur et décadence d'Iekaterinbourg par Alexeï Salnikov

Dans le quotidien infra-ordinaire (ou faussement ordinaire) d’Iekaterinbourg, la métropole de l’Oural, le couple névralgique et stratégique formé par un mécanicien et une bibliothécaire, pour une subtile et drôle mélancolie teintée d’étrange.

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Il suffisait à Petrov de prendre le trolleybus pour se faire aussitôt assaillir et importuner par des fous. Le seul qui ne l’importunait pas était un petit vieux silencieux et dodu au crâne rasé qui ressemblait à un enfant vexé. Mais dès qu’il l’apercevait, Petrov avait envie de se lever à son tour pour le vexer encore plus. Disons qu’un sentiment violent et inexplicable, où s’enchevêtraient forces darwiniennes échevelées et débordements dostoïevskiens, submergeait Petrov. Remarquant son regard insistant, le petit vieux tournait alors les talons.

Toutefois ce grand-père était un fou constant pour ainsi dire, Petrov le rencontrait invariablement depuis son enfance, même en dehors des transports en commun. Les autres fous, eux, ne faisaient irruption dans sa vie qu’une fois, comme si, en trente ans, ils s’autorisaient une seule et unique échappade de l’hôpital psychiatrique situé au kilomètre huit de la route Sibérienne, afin de glisser à Petrov quelques mots doux puis disparaître à jamais.

Il y avait une petite vieille qui lui avait cédé sa place sous prétexte qu’il était invalide et avait un cancer, des jambes et des mains en bois (un cancer tout court, pas en bois). Il y avait un gars qui ressemblait à un forgeron sorti tout droit du cinéma soviétique, un grand costaud avec une voix qui faisait vibrer la ferraille du trolleybus, un peu comme une bouteille ouverte à moitié vide vibre au passage d’un camion. Acculant d’une épaule Petrov à la cloison, le gars déclamait des vers à une vieille contrôleuse, car sous sa veste ouatée puant la limaille de fer, l’essence et le gazole, il cachait un tendre cœur de poète.

Iekaterinbourg (Sverdlovsk, à l’époque soviétique, et comme beaucoup de ses habitants continuent à l’appeler, presque trente ans après son changement de nom), de nos jours, où peu s’en faut : beaucoup plus que Moscou et Saint-Petersbourg, et même que Novosibirsk, peut-être trop marquée dans ses gènes par la conquête de la Sibérie, la quatrième ville du pays pourrait sans doute incarner une forme de Russie éternelle projetée dans le contemporain post-soviétique, puis post-capitaliste débridé des années Eltsine, puis pour tout dire, poutinien en diable. C’est ici que le mécanicien automobile Petrov et la bibliothécaire Petrova, récemment divorcés mais prompts à faire front ensemble dans certaines (nombreuses) circonstances, autour de leur fils, s’obstinent à vivre, au milieu de divers rêves concrets et de désespoirs travaillés à la douceur (mais pas uniquement), tandis qu’une épidémie de grippe hivernale semble s’installer en force autour d’eux.

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En général, le stade Central était la destination de provinciales chargées de cabas chinois à carreaux qui, essoufflées, demandaient à tout bout de champ quand elles devaient descendre, regardant avec angoisse par les fenêtres, paniquées à l’idée de rater leur arrêt. Ce n’étaient pas des supporters, en fait : juste en face du stade se dressait une prison, et toutes ces femmes s’y rendaient pour visiter leurs fistons. Petrov trouvait insupportable de les regarder parce qu’en son temps lui-même aurait pu s’y retrouver du fait de son âge plus que bête. Il n’avait aucun mal à s’imaginer sa mère essayant de courir après un moyen de transport dans une ville inconnue où Petrov aurait fait de la taule, et demandant avec la même angoisse à quel arrêt descendre. Petrov éprouvait donc à l’égard de ces mamans fébriles un dégoût suprême. Il détournait toujours le regard ou se tapissait dans un coin lorsqu’il apercevait leurs foulards retombant sur le côté ou sur le cou comme des cravates de pionniers, la sueur dégoulinant de dessous leurs bonnets comme si elles venaient de faire une partie de boules de neige. Il trouvait insupportable l’expression de leurs visages semblant implorer le pardon, parce qu’il avait gardé en mémoire des femmes faisant un scandale au garage en menaçant de faire intervenir leurs époux mafieux ; aujourd’hui, ce genre de menaces était plus rare, mais à la fin des années 1990, alors que Petrov commençait tout juste à desserrer des boulons, c’était son lot quotidien. Il n’avait donc aucun mal à s’imaginer que, parmi ces bonnes femmes, il s’en trouvait une susceptible d’avoir été, par le passé, l’une de ces mégères. Le roi Lear, c’est déjà dur à lire, et le film est carrément impossible à regarder, mais tomber dans un trolley sur plusieurs spécimens du roi d’un coup, c’est comme survivre à plusieurs séances de Bim, le chien blanc à l’oreille noire.

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Baignant dans un quotidien d’apparence d’abord nettement infra-ordinaire, ces chroniques de la gigantesque cité de l’Oural distillent au fil des pages leur potentiel rare de mélancolie subversive. Jouant à plein d’un humour rusé, s’approchant discrètement de la farce colossale chère aujourd’hui à un Viktor Pelevine ou à un Vladimir Sorokine sans jamais y toucher réellement, préférant glisser progressivement ses touches déstabilisantes de rêves signifiants et de cauchemars secrets (le mécanicien, la bibliothécaire et leurs amies et amis se révèleront infiniment plus complexes et plus torturés – aux franches marges de la bizarrerie – qu’il n’y semblait initialement), entre cuites homériques, shoppings désabusés, suivis de scolarité, algarades dans la rue, malentendus avec des voisins et crises de fou rire pas toujours nettement à propos« Les Petrov, la grippe, etc. » réussit l’heureux mariage de la vie de tous les jours d’après « La fin de l’homme rouge », à la manière d’une Alexandra Marinina (dont Alexeï Salnikov aurait expurgé à – disons – 85 % la matière proprement policière), avec le vertige métaphysique d’un Mikhaïl Boulgakov qui aurait soudainement troqué les ressorts fantastiques de « Le Maître et Marguerite » pour l’adjuvant de la vodka bien tassée et pour le catalyseur de la culture littéraire et cinématographique soviétique et classique, toujours beaucoup plus partagée et populaire que ce que nos réflexes occidentaux nous laissent souvent supposer.

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Petrov acheta une boîte de paracétamol, reprit le chemin de la station de métro, acheta de l’eau gazeuse dans un kiosque, avala le cachet de paracétamol, descendit dans le métro en contournant des balayeuses en gilet orange qui grattaient la neige gelée sur les marches en pierre, passa à côté d’un milicien qui manifestement le prit pour un drogué et s’élança vers lui, mais, ayant remarqué un Asiatique encore plus typé que lui, laissa tomber. Petrov se plaça dans la file d’attente pour acheter des jetons, tout en continuant de pester intérieurement contre la pharmacienne, comme si c’était à cause d’elle qu’il n’avait pas réussi à trouver une bonne blague. Et ce n’est que lorsqu’il aperçut la caissière derrière son guichet en verre, ses cheveux teints en roux relevés en queue-de-cheval serrée, qu’il eut une illumination.

Alexeï Salnikov confiait sans fausse pudeur que ce roman, son troisième, publié en magazine en 2016 et en volume en 2017 (et traduit en français en 2020 par Véronique Patte aux éditions des Syrtes) était nettement plus mélancolique et plutôt moins drôle que le film qui en a été adapté en 2020 par Kirill Serebrennikov : gageons que la lectrice ou le lecteur d’ici saura reconnaître sans trop d’hésitations le caractère rare et puissant de cette mélancolie teintée d’un merveilleux si paradoxal.

Alexeï Salnikov - Les Petrov, la grippe, etc. - éditions des Syrtes
Hugues Charybde le 4/09/2020

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