Love me drôneur … le poète à venir de Sophie Coiffier
L’étonnante fusion poétique du survivant, en prophète douteux, et du drone, aux batteries quasi-inaltérables, pour évoquer un futur effondré distant et familier.
Le superscanner à impulsions fait des sons bizarres. On pourrait même croire qu’il a rougi. Je concentre mon regard sur le skaï de la berline rouillée et m’exhorte à ne rien penser. C’est facile quand il y a nothing autour, plus rien à désigner, les mots ne représentent plus grand-chose. Permettez, permettez que j’en garde quelques-uns dans une boîte. Je les sortirai aux grandes occasions comme des petites statuettes d’argile. Un grand NON et un grand VIDE auront auront leur place en haut de l’armoire. Déjà l’armoire, la table; la chaise, faudra-t-il tout reprendre de zéro ? Ne restera que l’art pour peindre l’apparence d’une apparence de ce qui n’existe plus. Le superscanner à impulsions a changé de place. Il me scanne désormais l’œil gauche. Je lui souhaite bien du plaisir. Il va devoir traverser le marécage de mes corps flottants, la vase des grandes profondeurs, la blessure de qui voit qu’il n’y a plus rien à voir. L’insecte mécanique vrombit furieusement autour de mon crâne comme s’il espérait que je dise quelque chose. Il ne manquerait plus que ça. J’écris en secret dans ma tête, mais je ne vais pas le crier sur les toits.
La terre craque autour de l’épave, plusieurs mois qu’il n’a pas plu, la poussière s’évade de la gangue primitive pour venir empoisonner l’atmosphère. L’insecte vorace en informations fait mine de s’éloigner, mais je ne doute pas qu’il ait enclenché son enregistreur à distance, des fois que j’aurais eu envie de me mettre à parler tout seul. Tu peux toujours rêver. Rêver, c’est le premier verbe dont le sens a été annulé, c’est pour cela qu’on en est là.
Depuis un après squelettique, décharné, mais où – qui sait ? – la nature reprendrait ses droits, libérés du joug par un effondrement annoncé, une poésie surgit, en forme de compte à rebours, hésitant entre la ritournelle, la comptine, et l’implacable déroulé d’une explosion finale, d’un dernier hoquet. Difficile de savoir si les mots qui se succèdent ainsi, en un envers énigmatique, proviennent de la créature réfugiée dans une carcasse d’automobile devenue jardinière géante, ou du drone, à intelligence artificielle d’abord limitée mais visiblement apprenante, que l’on jurerait l’accompagner. Poésie d’outre-tombe civilisationnelle, poésie post-apocalyptique, poésie prophétique renversée, création mécanique en amélioration permanente : il demeurera longtemps et heureusement délicat de qualifier les fragments qui nous sont confiés par ce « Poète du futur », cinquième texte publié de la plasticienne Sophie Coiffier, paru chez LansKine en mars 2020.
J’écris depuis le futur
Depuis un temps et un espace vagues
En deçà de la mer
Je grave depuis le futur
Des images, des désirs
Qui ne trouvent plus d’adresse
J’essaie depuis le futur
De garder à l’esprit
L’amour des promesses
Qui n’a pas son pareil
Pour nous faire oublier
Que le destin n’est rien, seul.
Être ou n’être pas,
Telle n’est plus la question
À l’horizon d’ici
J’écris depuis le futur
Et je triche sans cesse
Afin de franchir le mur
Et retrouver l’allégresse
Des possibles,
L’eau étale clapote langoureusement
Mer sans rêve
Le peu de mouvement blesse l’âme
Autant qu’elle l’apaise
On pourrait y voir un rien,
Ou une totalité
Selon les jours, les heures,
Constante vérité
L’eau salée
Comme seul repère,
À part le trait lointain ou proche.
Dans ce glissement inexorable, sur un rythme de marteleur, qui nous entraîne de « Ten » en « Zéro », on croisera certains accents particuliers pouvant s’être échappés aussi bien du « Dernier monde » de Céline Minard que de « La chute » d’Albert Camus, on effleurera les douze singes d’une « Jetée » de Chris Marker et le chat incertain d’Erwin Schrödinger, on verra surgir des bribes de société de surveillance, omniprésente, comme de société néo-pastorale par contrainte, en songeant peut-être à Christopher Nolan et à son « Interstellar », on sentira la pulsation rock inattendue d’Hubert-Félix Thiéfaine ou de Téléphone, on pensera à un certain parfum de fraise en compagnie d’un « Prisonnier » numéroté devant échapper à d’invraisemblables bulles roses et rebondissantes, on s’étonnera puis on sourira en étant confrontés au détour d’un bois à « La Collectionneuse » et au « Conte d’été » d’Éric Rohmer, et l’on constatera même, fort logiquement, au choix hésitant de quelques termes, aux savantes approximations de quelques énumérations, et à deux ou trois rusées imprécisions disséminées dans le flot poétique, que la part du drone (et non celle de l’ange) dans « Le poète du futur », entraîne le vertige irréductible de l’IA en cours d’apprentissage, celle qui tente, avec effort, de s’inventer elle aussi une poésie fusionnée – en évoquant avec émotion le Kim Stanley Robinson d’« Aurora ».
L’homme tremblant sous l’émotion
Devait tout montrer :
Désirs, pensées, renseignements,
Devant eux, faire preuve de soumission
C’était mal connaître le poète embarqué.
Depuis sa carcasse de faible, l’Aède,
Demeurait assuré d’une parole brute
Aux confins des forets d’une langue délétère,
Il s’agissait de taire, autant que refuser
L’ordre sans mystère des maîtres aux désavoués
Depuis lors, chuchotements et mots soufflés
Portent le chant des songes oubliés
Non loin de l’œil de la tombe
Sophie Coiffier - Le poète du futur - éditions Lanskine
Hugues Charybde le 1/07/2020
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