La stratégie gagnante du conte farceur du Marin chilien

Creusé dans la tranche d’une carte postale islandaise travaillée au corps, un farceur conte contemporain, au cœur désespérant des préjugés.

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Thorvardur avait rencontré beaucoup de Chiliens dans sa carrière, il avait plusieurs fois fait escale à Valparaiso et à Puerto Montt, deux villes que même un type comme lui avait trouvées affreuses, écrasées de misère et de malhonnêteté. Il n’aurait pu définir le caractère chilien précisément, de ce qu’il en avait vu c’étaient des types solides, ramassés, sombres de peau et de cheveux, des types qu’un homme du Nord n’aurait pas pensé à mettre sur un bateau mais qui maîtrisaient pourtant la mer à coups d’incantations, si ridicules qu’on les trouvât. Ils tiraient une force étrange d’un ramassis de superstitions qu’ils ressassaient pendant les quarts, et dont quelques images subsistaient, vivaces, pendant les tempêtes. Ils s’y connaissaient aussi bien que les Islandais en chasse à la baleine, et au lieu de l’Arctique, c’était à l’océan Austral qu’ils étaient habitués. Thorvardur lui-même devait admettre que les vagues et la glace des rivages du Groenland n’avaient pas grand-chose à voir avec ce qui se passait du côté de l’Antarctique. Il ne connaissait d’ailleurs aucun des deux, s’étant cantonné principalement au Pacifique – promesse que ses rêves lui avaient faite de soleil, de plages à cocktails et de paréos. Thórunn avait du côté de son père du sang inuit. Thorvardur se moquait d’elle en lui disant que c’était de cette glace que lui venait son tempérament chaud, une fois coincée sous l’édredon : il croyait les femmes inuites toujours nues sous des fourrures tandis que le blizzard soufflait dehors, des trucs de ce genre, et elle en avait, il est vrai, les yeux noirs et les pommettes hautes. Il imaginait maintenant, et pourtant l’imagination n’était pas son fort, le Chilien décivant à Thórunn émerveillée la couleur transparente des icebergs sous la lune ou la brillance mortelle des écailles qui revêtaient le mythique Caleuche, le vaisseau fantôme croisant au large de Chiloé.

Alberto est un géologue chilien (vous découvrirez vite par quelles voies mystérieuses de la rumeur et de l’abus d’alcool il sera bientôt fait « marin »), frais débarqué de l’avion à Keflavik, pour venir suivre de près l’éruption attendue d’un volcan islandais dont l’observation lui permettrait de conforter certains points de sa thèse en cours. Naïf, bienveillant et légèrement lost in translation à son arrivée, il se retrouve à prendre un presque innocent café chez la jolie serveuse du premier diner où il s’est restauré en débarquant. Hélas, il ignore alors que la belle Thórunn est l’ex-épouse de Thorvardur, précocement retraité, travaillé par une honte secrète et par une mère vicieuse, ex-mari et ex-marin alcoolique se jugeant facilement bafoué, gorgé de fierté machiste et de fureur rentrée, même cinq ans après son divorce. La découverte par le « marin chilien » de la rude terre de glace et de feu ne sera ainsi pas exactement celle qu’il avait sans doute envisagée.

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– Qu’est-ce que tu vas faire ?
La vieille le regardait fixement. Ses yeux puissants scrutaient le cœur de son fils, elle savait qu’il ne s’agissait que d’un organe imbibé comme les autres, elle en avait tenu dans ses mains, des cœurs de boeuf, des cœurs de mouton, qui n’étaient plus qu’une masse ballottante et gorgée de sang prête à vous glisser entre les doigts et à tout dégueulasser, mais elle savait aussi que le sang pouvait s’échauffer, qu’il pouvait se mettre en colère, et c’était sûrement ce qu’elle cherchait dans sa perversité de mère, de femme, d’être humain, avec cette volonté d’infléchir la destinée des autres, surtout quand on n’a plus grand-chose à faire de la sienne. Le fils avait l’habitude inconsciente des saillies de sa mère, et ses réactions prenaient souvent la forme recherchée, sorte de courant impétueux s’engouffrant dans le premier chenal vacant.

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C’est grâce à sa superbe nouvelle « Le cimetière marin », dans le recueil collectif « Ressacs » (2019) des éditions Antidata, que j’avais découvert Agnès Mathieu-Daudé, et je m’étais promis de me plonger dès que possible dans son premier roman, ce « Un marin chilien » publié en 2016 chez Gallimard et désormais disponible en Folio. En 300 pages, elle y explore d’un rythme endiablé, sous couvert d’une découverte d’une certaine Islande par un vrai-faux Candide, le télescopage des images attendues et des réalités – le poids délétère des préjugés, en d’autres termes. Mobilisant les symboles à toute allure (nous régalant ainsi en passant avec une significative tête de mouton à déguster, passage obligé et goûteux que nous signalait notamment Arnaldur Indriðason dès « La cité des jarres », au démarrage de sa série Erlendur, mais aussi avec des fermes isolées au pied des volcans ou presque, des communautés où tout le monde se connaît et des distances toujours surprenantes – fidèle à l’atmosphère de la série télévisée « Les Meurtres de Valhalla », par exemple), elle parvient rapidement à créer un climat joliment flottant, à la fois très ancré dans la matérialité du récit et parfaitement apte à prendre une tournure légèrement irréelle, aux confins du fantastique et du féérique retravaillés discrètement au polar noir (on songera sans doute au « Icelander » de Dustin Long, roman pourtant développé dans un tout autre contexte). Et c’est ainsi qu’elle nous offre mine de rien une coupe saisissante de l’une des sociétés les moins patriarcales au monde, et de ses conséquences psycho-sociales sur certains hommes qui y vivent ou qui la découvrent.

Thorvardur aurait pu sortir, tout planter là et mettre fin d’une manière ou d’une autre à la progression de la rage qui s’insinuait partout en lui et qui le démangeait. Ce n’est rien d’autre que cela, la jalousie, que d’arracher indéfiniment une croûte qu’il faudrait laisser recouvrir une blessure ancienne qui ne guérit jamais. Tout ce que l’on construit établit une mince couche protectrice sur la blessure, mais à la moindre tentation, on y met les doigts, on gratte et ça recommence à saigner. Les chiens et les chevaux ne peuvent pas s’en empêcher, c’est avec leur salive qu’ils empoisonnent la plaie, et les hommes se laissent aller à la même bêtise. Ils regardent les hommes regarder leur femme, les femmes font pareil, et ça farfouille et ça épie et ça provoque, pour le seul plaisir de retrouver la blessure à vif, de retrouver la confirmation que l’on n’est pas comme les autres qui auront toujours dix ans de moins ou dix centimètres de tour de poitrine en plus, au lieu de se dire que l’on est unique, et en vie, et que c’est déjà ça. Thorvardur n’avait pas besoin d’être jaloux d’une femme avec qui il ne vivait plus depuis cinq ans et avec laquelle il n’avait pas été heureux, mais il s’était engouffré là-dedans et il n’en sortirait pas tout seul. Il faudrait impliquer les autres protagonistes et que ce soit vraiment le chaos jusqu’au bout, il ne voudrait pas laisser sa blessure cicatriser, il lècherait comme un chien jusqu’à ce que ça saigne vraiment, jusqu’à ce que ça s’infecte et que leurs vies en deviennent purulentes. Sa mère la première avait commencé à gratter la croûte, lui avait dit mon fils, tu peux y aller, laisse faire la jalousie, tu verras, tu n’auras plus à te détruire seul avec l’alcool, vous allez vous y mettre à plusieurs.

Agnès Mathieu Daude - Un marin chilien - Éditions Folio
Hugues Charybde le 23/06/2020

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Agnès Mathieu Daude

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