“Aurora” & “Miss Madona”, quand la compagnie du Chêne Noir explosait le festival d’Avignon en musique

Faut-il se poser le question de savoir si la situation de 2020 est bien la même que celle de 1967 ? Année de l’arrivée de la troupe de Gérard Gelas, rue Sainte-Catherine dans la rue éponyme à Avignon et de la création de la compagnie du Chêne Noir, agitateur, révolté, ouvert sur le temps et le futur - et qui a la particularité de toujours exister, en moteur du Off Avignonnais.

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On se souvient que Philipe Léotard, chanteur, était un des grands de la troupe d’Ariane Mnouchkine, du Grand Magic Circus de Jérôme Savary avec son big band et de tant d’autres qui voulaient repartir aux sources du théâtre avec texte, musique et scénographie décoiffante. Le Chêne Noir de Gelas a représenté beaucoup à une époque pour son jusqu’auboutisme et l’enregistrement de Terronès pour Futura/Marge en est un superbe exemple. Il figure ainsi entre ceux de Checkpoint Charlie et Chillum dans la liste des incunables, la Nurse With Wound List établie par Steven Stapleton et John Fothergill, Aurora ferait plutôt penser à un mélange des Stances à Sophie de l’Art Ensemble Of Chicago et de la Divine Comédie de Bernard Parmegiani et François Bayle.

Mais ce qui intrigue avec cet album qui sent fort le free et l’expérimentation c’est qu’on y avance avec prudence dans un paysage de récitations et de chants, de mystères et de clameurs, où poussent les saxophones et les flûtes, les guitares électriques et les percussions... Le climax tragique pouvait-il se faire sans musique ? À la question, le Théâtre du Chêne Noir répond non et fascine en accordant, sans les ménager, le verbe et la musique. Bon spectacle !

Et les sous-titres vous sont offerts par un certain Antonin Artaud qui avait un peu théorisé la question en 1938 dans le Théâtre et son double :

Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d'une culture sans ombres, où de quelque côté qu'il se retourne notre esprit ne rencontre plus que le vide, alors que l'espace est plein.

Mais le vrai théâtre parce qu'il bouge et parce qu'il se sert d'instruments vivants, continue à agiter des ombres où n'a cessé de trébucher la vie. L'acteur qui ne refait pas deux fois le même geste, mais qui fait des gestes, bouge, et certes il brutalise des formes, mais derrière ces formes, et par leur destruction, il rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation.
Le théâtre qui n'est dans rien mais se sert de tous les langages : gestes, sons, paroles, feu, cris, se retrouve exactement au point où l'esprit a besoin d'un langage pour produire ses manifestations
.”

Et la fixation du théâtre dans un langage : paroles écrites, musique, lumières, bruits, indique à bref délai sa perte, le choix d'un langage prouvant le goût que l'on a pour les facilités de ce langage ; et le dessèchement du langage accompagne sa limitation.

Pour le théâtre comme pour la culture, la question reste de nommer et de diriger des ombres : et le théâtre, qui ne se fixe pas dans le langage et dans les formes, détruit par le fait les fausses ombres, mais prépare la voie à une autre naissance d'ombres autour desquelles s'agrège le vrai spectacle de la vie.

Briser le langage pour toucher la vie, c'est faire ou refaire le théâtre ; et l'important est de ne pas croire que cet acte doive demeurer sacré, c'est-à-dire réservé. Mais l'important est de croire que n'importe qui ne peut pas le faire, et qu'il y faut une préparation.

Nous vivons des temps incertains qui voient la France perdre ses atouts intellectuels et culturels au profit de la culture du marché ; ce non sens qui voudrait consommer du rien, quand la vie est là qui ne demande qu’à être entendue et comprise. Malheur à ces gens du pouvoir qui ne verront rien arriver - et surtout pas leur éviction… L’après-confinement a beau sentir le dégoût de tout ce qui n’advient toujours pas, on parie sur le changement à venir; à moins de vouloir succomber aux sirènes des chaînes d’info en continu… ce qui, avouons-le, ne risque pas d’arriver par ici … 

Jean-Pierre Simard le 23/06/2020
Le Théâtre du Chêne Noir - Aurora + Miss Madona - Le souffle continu (FFL060 – LP)

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