L'art poétique au noir de Björn Larsson

Un art poétique profond et intense enchâssé à l’intérieur d’un noir polar joliment parodique.

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Karl Petersén, directeur littéraire de la vénérable maison d’édition Amefors et Fils, regarda ses deux plus proches collaborateurs, les fidèles Sund et Berg. Il savait qu’ils étaient impatients et attendaient de savoir pourquoi il leur avait demandé de participer à une réunion extraordinaire après le comité de lecture, en dehors des heures de bureau, avec pour consigne de n’en parler à personne. A voir la perplexité inscrite sur leur visage, Petersén aurait volontiers fait durer leur curiosité s’il n’avait eu du mal à tenir sa langue.
« Vous aimeriez sûrement savoir pourquoi je vous ai convoqués de façon aussi peu conventionnelle. »
Petersén n’attendait pas de réponse à cette question qui n’en était pas une, mais tous deux jugèrent bon de hocher la tête.
« Vous connaissez bien sûr Jan Y Nilsson.
– L’un des plus grands poètes de notre pays, dit Berg.
– Mais aussi l’un de ceux qui ont le moins de succès sur le plan commercial, ajouta Sund. Confidentiel, pourrait-on dire, l’un de ceux qui écrivent de bons livres que personne ne veut lire, à part quelques connaisseurs.
– Et que presque aucun éditeur n’est prêt à publier, précisa Berg, sauf un certain Karl Petersén, qui semble complètement sourd aux sirènes du profit, pourtant si sonores de nos jours.
– Non, pas sourd, seulement dur d’oreille. »
Il était bien conscient que son intransigeance quant à la qualité littéraire de ses publications suscitait l’admiration de ses collaborateurs, d’autant qu’ils ne possédaient pas son talent pour détecter, d’emblée et souvent à juste titre, les œuvres susceptibles de faire date dans la littérature contemporaine et de contribuer à la notoriété de leur éditeur – à défaut de remplir ses caisses. Ses collègues étaient donc parfois contraints de publier des textes médiocres dont les ventes étaient assurées afin de pouvoir éventuellement éditer un grand livre susceptible d’être lu plusieurs fois, voire de changer la vie de ses lecteurs.

Un grand éditeur à l’ancienne est parvenu à convaincre, pour plusieurs raisons, l’un des plus grands poètes suédois vivants d’écrire un roman policier, éminemment littéraire par rapport à la plupart des standards du genre. Las, alors que les droits étrangers viennent d’être vendus dans d’excellentes conditions et qu’il ne reste semble-t-il qu’une cinquantaine de pages à écrire pour achever l’œuvre (intitulée « L’Homme qui n’aimait pas les riches » – et dont le serial killer vengeur s’en prend aux nantis par trop abusifs dans leur avidité), le décès de l’écrivain, dans de bien curieuses conditions, crée le trouble. Éditeur désemparé, rares amis proches sous le choc, famille jusqu’alors éloignée réapparaissant, et un commissaire en charge de l’enquête qui, bien que modestement affecté à la police maritime d’Helsingborg (le poète vivait en ermite à bord d’un bateau amarré dans le célèbre port suédois), a jadis été un solide expert en matière criminelle – tout en se piquant lui-même d’un sincère amour de la poésie, en amateur éclairé et légèrement obsessionnel : tous les ingrédients d’une enquête hautement inhabituelle sont bien rassemblés.

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Chaque fois qu’il repensait à cet instant, il était ému. Il avait écrit des milliers de vers, mais rien qui méritât le nom de poésie, à ses yeux. Depuis, il savait en quoi consistait cet art : rendre le monde visible. Auparavant, il avait souvent succombé, comme nombre d’autres poètes, à la tentation d’imaginer d’autres réalités, plus originales et passionnantes que la nôtre, convaincu que la mission de la poésie était d’entrer en concurrence avec l’état des choses, d’offrir un moyen de s’évader de la grisaille du quotidien et de permettre au soleil de percer les lourds nuages chargés de pluie, au mois de novembre, en Scanie. Alors que c’était l’inverse. Il fallait trouver les mots qui faisaient ressentir l’amour et la haine, la joie et la peine, le banal et l’invisible, et rendaient leur présence concrète, perceptible et incontournable. Il s’était fixé pour but d’empêcher ses lecteurs de passer près de ses fragments de réalité sans les voir, sans les prendre au sérieux. Il était de son devoir de faire en sorte que chacun remarque la seule feuille restée verte dans un bois de feuillus, à la fin de l’automne, le seul bateau parmi une douzaine d’autres pointant dans une direction différente, le seul merle persistant à chanter malgré la pluie, et qu’il ait existé un temps sans mâts de radiocommunication.

Dix-huit ans après l’extraordinaire « Cercle celtique » et quinze ans après son « Long John Silver » qui lui offrit la célébrité mondiale, Björn Larsson compose, avec ce neuvième roman publié en 2010 et traduit en français en 2012 par Philippe Bouquet (en collaboration avec l’auteur, parfaitement francophone) chez Grasset, un surprenant et réussi enchâssement de roman policier retors et de réflexion sur la poésie et simultanément sur la critique socio-politique, dans lequel la mise en abîme et la méta-perspective savent pourtant se faire discrètes et judicieuses. On songera certainement, en y parcourant ce qui concerne le monde éditorial en général, et celui du polar suédois en particulier, aux piques rusées et empathiques du « Dernier thriller norvégien » de Luc Chomarat, mais c’est pourtant bien lorsque seront évoquées, au détour des pérégrinations émotionnelles et intellectuelles de plusieurs personnages, les figures authentiques des poètes Tomas TranströmerHarry Martinson ou Jens Bjørneboe, que cette quête des ressorts de l’obsession, de l’amour et du sens de la mission prend toute sa redoutable puissance.

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En écoutant Bergsten, Barck avait de plus en plus honte de ses tentatives poétiques, tellement maladroites. Il avait beau avoir une passion pour la poésie et avoir consacré beaucoup de temps, au fil des ans, à lire et à écrire des poèmes, il n’en restait pas moins à des années-lumière de la façon dont Jan Y s’était investi et qui était peut-être, en fin de compte, la condition indispensable pour écrire des vers qui soient vraiment de qualité.
« Il devait avoir une volonté extraordinaire, dit Barck.
– Tout en étant extrêmement fragile. C’était la poésie et rien d’autre qui était sa raison de vivre et qui lui donnait cette énergie. C’était elle qui lui fournissait le moyen de lutter contre les peines et les déceptions amoureuses. Je ne suis pas particulièrement porté sur la poésie, ni en tant qu’écrivain ni en tant que lecteur. J’ai du mal à comprendre pas mal de poèmes. Mais Jan Y m’a appris une chose : il doit exister, dans la poésie de qualité, quelque chose de précieux, capable de changer la vie de certaines personnes, et qui affecte profondément leur existence sur le plan intellectuel et affectif. Jan Y n’était ni un charlatan ni un astrologue de la poésie qui cherchait à jeter de la poudre aux yeux de ses lecteurs. Il était sérieux, et je suis sûr qu’il avait de bonnes raisons pour cela. Il ne faut pas oublier qu’il ne faisait pas qu’écrire de la poésie, il en lisait aussi beaucoup et étudiait de près tant ses prédécesseurs que ses contemporains, à la différence de bien des écrivains d’aujourd’hui, dépourvus d’humilité et se moquant pas mal du travail des autres. Mais c’est aussi pour cette raison que je n’ai pas cru un seul instant qu’il avait mis fin à ses jours.

Björn Larsson - Les poètes morts n’écrivent pas de romans policiers - éditions Grasset
Hugues Charybde, le 18/06/2020
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Björn Larsson

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