Dans la moiteur poétique de l'été avec Lucie Taieb

Un été chaud, l’amour et une équation mathématique simplifiée pour inventer une poésie particulière du changement.

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dilatation – joie –

si dehors les corps les cris la musique à gogo le
bal
ici couchés l’un à côté de l’autre non pas contre ici nos corps ne se touchent pas l’un à côté de l’autre cette
joie
des corps dehors la chaleur et la bière et par tous les pores l’alcool et la sueur joie de la danse limite presque atteinte cette sensation très vive de vivre d’être pleinement d’être enfin pleinement par les corps la musique idiote une forme d’excitation d’attente de détresse de poursuite effrénée d’une sensation d’être en vie d’un goût de sang dans la bouche ou dans la bouche une autre langue ou dans la bouche un autre goût effrénée se confond avec la sensation d’être
avec
la joie d’être en vie

Trois étés, trois temps, une seule opération pourtant complexe mais nullement imaginaire : en faut-il davantage pour que se produise une explosion intime qui transforme l’adolescent(e) en adulte ? En insufflant une redoutable polysémie mathématicienne dans la chaleur des vacances, des rencontres, des poursuites et des volontés, Lucie Taïeb, dans ce poème de 60 pages d’un seul souffle sinusoïdal et logarithmique – et qu’importent ses deux césures saisonnières et annuelles ! -, publié en 2015 chez LansKine, annonce déjà en filigrane tout un programme de conquête des significations. Deux ans après « Tout aura brûlé », la mise en équations (1 : plus un2 : 17 secondes3 : soustraire) tentant de rationaliser la puissance de la pulsion amoureuse et de lui opposer, si possible peut-être, le reste incompressible engendré par cette « retenue », progresse et s’infiltre de manière encore plus décisive, en attendant les nouvelles lignes de fuite imaginées qui pourront mener, le moment venu, à « Depuis Distance » et à « Peuplié », en poésie, comme à « Safe » et aux « Échappées », du côté du roman et de la forme directement narrative.

Gustav Klimt, Le baiser, 1908

Gustav Klimt, Le baiser, 1908

17 secondes exactement c’est le temps qu’il vous aura fallu pour ensemble jouir c’est très court et proportionnel au désir que vous aviez l’une de l’autre 17 secondes d’une efficacité dense et précipitée allant à l’essentiel sans délicatesse ni fausse pudeur c’est un décompte invraisemblable mais il est vrai que personne n’a pris la peine de regarder la trotteuse lorsque
17 secondes exactement c’est le temps de la dernière fois où ma main a étreint ton poignet sans force il ne s’agit pas cependant de juxtaposer artificiellement le souvenir de l’adieu à un corps aimé et bientôt putrescent et l’évocation désincarnée d’un il ne s’agit pas de cela mais de trouver entre les deux extrêmes le creux où dire
17 secondes exactement c’est le laps qui aura suivi ce regard-là de biais c’est le temps qu’il aura fallu pour que tu saisisses sans délicatesse ma tête et maîtrises sans brusquerie ma première résistance pour enfin approcher ta bouche de la mienne et drument y poindre ta langue tu sais sans doute qu’on
ignore ce qu’on touche en réalité lorsqu’on embrasse une étrangère lorsqu’on fuit obstinément son regard lorsqu’elle vous demande ce qui est en votre pouvoir tu ignores ce que l’on touche et pourquoi ce baiser inexplicablement
me rappelle

Toulouse-Lautrec, Dans le lit, le baiser, 1893

Toulouse-Lautrec, Dans le lit, le baiser, 1893

Suzanne Doppelt avait su irriguer pour nous la relation scientifique au monde d’une subtile poésie (« Rien à cette magie », 2018), Vélimir Khlebnikov a longuement arpenté ces espaces où le chiffre devient métaphore (« Des nombres et des lettres »), Hans Magnus Enzensberger adaptait ses notions mathématiques aux espaces poétiques qu’il souhaitait parcourir, Joachim Séné était allé entrechoquer cette possibilité d’un calcul du côté d’un grand sport collectif (« Équations football », 2017).

Lucie Taïeb a su ici, en orchestrant ce bouleversant télescopage entre opération de soustraire et désir (et nécessité) de retenir, un vertige analogique raffiné, puissant et ardent, à l’échelle de ce qui se passe alors en nous – et nous dévoile au passage l’un de ces espaces pas si fréquentés où l’expérience de la forme devient celle même du sentiment – et de sa critique.

temps changeant et défilé d’averses,
le jardin est soigné mais il est à l’abandon.
un geste arrête le temps, suspend le cours, la pesanteur.
un geste et/ou une méthode suspend les corps,
lévitation.
les conifères rongés par une mousse – le gazon est ras
mais les arbres à l’agonie.
nouvelles pluies.
ton corps plus mince et ton cou comme un pélican – ce qui te ronge –
les soucis.
le journal n’est pas la solution.
la note non plus n’est pas la solution.
décontextualiser, tendance à l' »abstraction », au « formel », goût de
l’ossature.
remplacer migraines par nausées et l’aveu de malaise se drape de pudeur,
n’est-ce pas.

Lucie Taieb- La Retenue - Lanskine éditeur
Hugues Charybde le 16/06/2020

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Lucie Taieb

Lucie Taieb