Quand les fausses notes son(nen)t juste par Jean-Jacques Birgé
J'ai emprunté le titre du billet d'aujourd'hui à Charles Ives pour évoquer le film tourné pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, premier chef à avoir enregistré Edgard Varèse et Charles Ives. Bonne cuvée, puisqu'il y a aussi le concerto télévisé pour deux bicyclettes, bande magnétique et orchestre de Frank Zappa le 14 mars 1963. Je vais de découverte en découverte : hier soir, une ancienne émission pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, il en avait 98.
En 1933, il fut le premier à diriger Ionisation de Varèse dont il est le dédicataire. Le disque, enregistré en 34, fut le déclencheur de la vocation de Frank Zappa. On y trouve aussi Barn Dance (de Washington's Birthday) de Charles Ives et Lilacs (de Men and Mountains) de Carl Ruggles. Ne trouvant personne capable de jouer les rythmes de Ionisation (comme ces quintuplets rapides avec un soupir vicieux en plein milieu !), il fit appel aux amis : Carlos Salzedo tient les blocs chinois, Paul Creston les enclumes, Wallingford Riegger le guiro, le jeune William Schuman le lion's roar, Henry Cowell écrase les clusters et Varèse manipule les deux sirènes empruntées aux pompiers de New York. C'est la première fois qu'on gravait du Varèse ou du Ives sur un disque.
Dans le film, le compositeur joue un de ses morceaux avec une orange et l'ouverture de Tannhäuser avec une brosse à cheveux sur les touches du piano. Un pianiste joue ses Minitudes, John Cage raconte l'importance que Slonimsky eut pour lui, et Zappa témoigne, très affaibli, ce sera sa dernière interview.
Slonimsky est, entre autres, le cosignataire avec Theodore Baker de l'indispensable Dictionnaire Biographique des Musiciens (ed. Robert Laffont, coll. Bouquins, 3 vol.).
P.S. : ci-dessous le formidable entretien de 1973 avec Slonimsky, découvert cette semaine !
J'ai terminé la soirée en regardant les 8 minutes des Mothers of Invention à la télé française de 1968. Le majeur dressé en l'air, Zappa dirige les borborygmes de Roy Estrada et les hurlements du reste de l'orchestre (Bunk Gardner, Ian Underwood, Don Preston, Jimmy Carl Black, Jim Sherwood). La musique, instrumentale et électrique, rappelle furieusement ses œuvres symphoniques plutôt que ses chansons rock' n roll !
Epilogue matinal à ces élucubrations musicales, le premier passage de Zappa à la télé le mars 1963, au Steve Allen Show. Engoncé dans son costume, Frank finit par se détendre devant l'excitation bienveillante de Steve Allen. Il présente une bicyclette dont il joue depuis deux semaines seulement, baguettes, archet, souffle dans le guidon... Il demande aux musiciens de l'orchestre régulier du show de faire des bruits avec leurs instruments, de mettre des objets dans le piano, et commence à diriger le public. La bande magnétique diffuse des sons de clarinette jouée par son épouse qui n'y connaît rien et des sons électroniques. Allen se prête au jeu et cite Alvin Nicolaï et ses expériences musicales sur ses chorégraphies. Frank annonce le film The Greatest World Sinner de Tim Carey dont il a composé la musique et la sortie imminente de son disque How is Your Bird ?.
PREMIERS PAS À LA TÉLÉVISION DE JOHN CAGE ET FRANK ZAPPA
La tentation est trop forte. Sur Poptronics, le site des cultures électroniques, Jean-Philippe Renoult révèle un document audiovisuel de YouTube absolument renversant. En janvier 1960, John Cage participe à "I've got a secret", une émission populaire de la chaîne CBS avec une pièce pour tuyau en fer, appeaux, bouteille de vin, mixeur électrique, sifflet, boîte de conserve, glaçons, cymbales, poisson mécanique, canard en caoutchouc, magnétophone, vase de roses, siphon d'eau de Selz, radios, baignoire et piano. Les syndicats lui interdisant d'allumer ses cinq radios pour protéger les droits d'auteur (l'absurdité des lois ne date pas d'aujourd'hui !), le compositeur simule leur mise en route en tapant dessus et l'extinction en les fichant par terre ! "Water Walk" précède ainsi les performances des improvisateurs de la nouvelle musique, les tut tut pouët pouët des savoureuses années 70. L'habile provocation, musicalement réussie, rappelle inévitablement une autre première de télévision, celle de Frank Zappa au Steve Allen Show en 1963 aux prises avec deux bicyclettes et... un orchestre !
Sans ne rien connaître à la musique, et ignorant encore Cage et Zappa, je ferai mes premières armes deux ans plus tard avec "En Panne", une pièce pour ondes courtes, voix et pompe à vélo (coïncidence amusante envers celui qui deviendra mon premier mentor !), que vous pourrez bientôt entendre dans le Pop'Lab que Poptronics m'a commandé avant l'été (P.S.: ici). En 1975, Joséphine Markovits comparera le travail du quartet, Birgé-Gorgé-Rollet-Shiroc avec l'Art Ensemble of Chicago, probablement à cause des deux cents instruments aussi divers que variés qui m'entouraient. J'ai toujours collectionné tout ce qui peut produire du son. Mon grenier est plein de casseroles, bouts de verre ciselés, trompes en PVC, etc. qu'il est plus juste d'appeler boîte à outils que collection.
Directement ou indirectement, John Cage n'aura pas seulement marqué les musiciens, mais tous les artistes qui se sont interrogés sur le sens de la musique et de l'art en général. Son influence semble encore plus déterminante que celle de Marcel Duchamp qui l'avait lui-même inspiré. Il a donné à l'aléatoire ses notes de noblesse (même s'il préférait le terme "indétermination") comme s'il avait suivi le synchronisme accidentel de Cocteau.
J'ai raconté ici ma rencontre avec John Cage en 1979. Le film tourné en 1983 par Emmanuelle K sur Un Drame Musical Instantané que j'évoquais à ce propos sera projeté le 1er décembre prochain à 17h30 à Montreuil au même programme qu'Archie Shepp au Panafrican Festival filmé par Théo Robichet et le Don Cherry de Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey, Philippe Gras, Horace Dimayot, dans le cadre d'un passionnant festival de free jazz. Du 30 novembre au 2 décembre en effet, ces iconophonies constructives présenteront, outre des films rares comme New York Eye and Ear Control de Michael Snow et une floppée de merveilles, des concerts avec François Tusques, Alan Silva, Bobby Few, Bernard Vitet, Denis Colin, Noel McGhie... L'entrée à tout le festival est gratuite. Quant à ma rencontre avec Frank Zappa, elle fut publiée en 2004 par Jazz magazine. Les autres musiciens et cinéastes sont de la famille.
P.S. : Il faut attendre aujourd'hui où je reproduis des articles rédigés il y a 15 ans pour trouver cette évocation de la rencontre avec Frank Zappa par Nicolas Slonimsky (alors 99 ans), enregistrée par Charles Amirkhanian en 1983. CQFD
Jean-Jacques Birgé le 8/05/2020
Quand les fausses notes son(nen)t justes