Alain Keler, d'un jour à l'autre 2
“Je commence à réaliser que la photographie n’est pas seulement l’acte de faire des photos, que c’est une philosophie à part entière, qu’elle guidera la vie du photographe pour le meilleur ou pour le pire, qu’elle façonnera sa pensée et ses actes, ses envies et ses fantasmes, ses désirs, ses folies. Elle canalisera ses névroses, deviendra psychanalyse, et nous aidera peut-être à mieux comprendre le monde.” Alain Keler, Journal d’un photographe.
Alors que les confinements ont fini par confire ces libertés si chères et entrainer nombres de réflexes créatifs, dont toute une presse n’a cessé de nous rabattre les oreilles en publiant tout et n’importe quoi, parce qu’il fallait faire soutient, Alain Keler, tout en restant lui même, revisite sa production depuis maintenant une longue période pour en faire rappel, échos, cherchant souvent à situer dans le cours de sa vie et dans les évènements qui appartiennent désormais à l’ Histoire, cette mémoire qui fait photographie, tant par les textes et leurs rapports directs ou indirects à l’image publiée de concert, et par les photographies, faites de ces noirs et blancs classiques, vertueuses, simples. Celles ci se donnent plus qu’elles ne se réservent, révèlent un talent inné qui ne se revendique pas comme tel, ne sont la trace d’aucune pose, d’aucune prise de position, s’échappent de tous les sectarismes, écoles, références, pour arriver, nues devant les yeux du lecteur, sans artifice, sans apparat, complices, accortes, silencieuses.
J’aime leurs silences discrets et différents, cette faculté de prendre par la main et de faire voir, d’inclure sans inclusion….j’entre toujours avec elles dans l’univers d’Alain Keler et dans sa vie, sa maïeutique, confessions à l’inspiration joueuse, une psychologie de l’ intime se révèle structurante, savoureuse, intelligente, digne, presque morale, c’est dire qu’elle se situe aux antipodes de toute une photographie atone, invisible, prétentieuse, sourde, au bord de disparaître alors que non née, parce que peu fondée sur ces plans là.
Question rémanente, toujours active, mais qu’est ce qui fait donc photographie dans ces images incolores, en quoi leur indistinction est-elle preuve d’une a-morale, d’un dévoiement, d’une perte? Noyer le poisson, tel semble bien le leurre majeure de cette période, afin de ne pas pouvoir se mettre en position de l’Actuel et de ce qui se dévoile tel jour à telle heure, de ces secrets qui actent le monde au delà des apparences et qui ouvrent le regard, le décillent. Pas assez de productions à mon sens répondent de cette obligation.. C’est pourquoi aussi l’époque est déprimée, s’abîme….Retrouver le journal d’un photographe est curieusement un moment choisi., électif.
Toutes les images d’Alain sont issues de ses voyages, de nos voyages, dès lors que sans triche, sans chichi, dans une relation fraternelle au monde, nous sommes ses invités et qu’il nous donne le monde, main magique qui traverse l’ombre du temps et refonde le rêve de 68, dans l’ampleur clarifiante et apaisante des mots d’ordre d’alors, au delà des clivages….. et cette surface, lieu des idéologues, petites mains utilisées à repasser les désordres du monde, à enterrer les cris, les indignations, les souffrances, jeux de dénaturations qui font le spéculaire funèbre et qui accompagne le marché….disparait pour preuve de cohérence et de présence, de sympathie, (sens éthymologique).
Au delà, bien loin, en soi, Il faut savoir suivre Alain, se dé-saisir de tout, “lacher-prise”, emprunter le chemin inscrit, solaire, lunaire, magique, faire silence, approcher du feu, se laisser aimer les étoiles, la musique, le vin, laisser le désir infuser et croitre, lire en soi ce Kaïros (Faire le bon acte au bon moment participe au Kaïros) qui est ici, regard ajusté et personnel, ici et maintenant dans chaque photographie. Belle leçon à suivre pour nombre de prétendants.
Ce toucher juste et droit, est pour moi, une sorte de traversée du réel, un voyage intérieur, une aventure sans cesse renouvelée au coeur du monde, au coeur du sens…au coeur de la sensibilité, au centre de la photographie, parce que le processus photographique d’Alain est souvent une émotion qui nait, un moment particulier, un point de vision à la triangulation précise, comme s’il s’agissait d’un marin faisant le point face aux étoiles avec un sextant, enrubanné de nuit.
Et ces yeux là naviguent toujours de jour comme de nuit, sur mer comme sur terre, de l’Amérique à l’Europe, écrivains de la route et des chemins, chamans inspirés, maîtres silencieux et Zen, pacificateurs de l’ombre, souffleur au théâtre du monde, là, où, la condition humaine se perçoit, dans la douleur et dans la joie, en tant de guerre aussi, question de poétique et de transcendances.
Alain Keler, Journal d’un photographe / Pérou / perché tout en haut — Jeudi 4 octobre 1973.
L’archéologue américain Hiram Bingham, qui révéla au monde en 1911 l’existence du site du Machu Picchu perdu dans la montagne et construit à une altitude de 2438 mètres, parle de la cité perdue des Incas. Isolé géographiquement, difficile d’accès, le Machu Picchu fut inscrit sur le patrimoine mondial de l’UNESCO en 1983, puis le 7 juillet 2007 il fut désigné comme l’une des sept nouvelles merveilles du monde* par la New Open World Foundation.
Si en 2004, quatre cent mille touristes visitèrent le Machu Picchu, ce qui fait craindre à l’UNESCO que l’afflux de ces visiteurs dégrade le site, il n’en n’était pas de même en 1973.
D’après mes souvenirs, Le voyage se faisait en train depuis la gare de Cuzco jusqu’à la gare d’Aguas Calientes. Il fallait ensuite monter à pied jusqu’au site situé plus en hauteur et éloigné de quelques kilomètres. Il y avait bien des minibus, mais je crois me souvenir qu’ils étaient rares, ou destinés aux clients de l’hôtel situé à l’entrée des ruines. Je pris le parti de faire le trajet à pied, ce qui à l’époque ne me posait pas de problème. Pour le logement j’avais du dormir dans un hôtel très bon marché à Aguas Calientes, ce qui m’avait donné la possibilité de rester plus tard que la plupart des touristes, qui devaient rejoindre le train pour retourner à Cuzco, et qui quittaient le site relativement tôt dans l’après-midi. C’est vraiment à ce moment là que l’on avait l’impression de prendre possession de cet endroit magique où je restais jusqu’à l’heure de la fermeture.
Je me souviens avoir escaladé un des petits pics situé à la gauche du pain de sucre qui domine les ruines. J’y suis resté assis pendant longtemps, rêvant à toutes sortes de choses, savourant ces instants précieux. Je ne suis pas certain que de telles occasions se reproduisent tant que cela dans la vie. Réaliser la chance que l’on a d’être ici, à cet endroit magique, rend le moment encore plus fort. Il y a deux mois je travaillais encore comme serveur, puis je me retrouvais dans la prison de l’immigration américaine, et en cet instant précis je réalise que je suis au sommet de mon monde, seul en train de regarder un spectacle bouleversant de beauté, d’histoire, que je suis là pour faire des photos, que je suis photographe!
Vers la fin de l’après-midi, lorsque le soleil commence sa course vers la nuit, la fraîcheur remplace lentement la chaleur du jour, ajoutant un peu de douceur dans ce lieu maintenant complètement silencieux. Je ferme les yeux de bonheur.
Je commence à réaliser que la photographie n’est pas seulement l’acte de faire des photos, que c’est une philosophie à part entière, qu’elle guidera la vie du photographe pour le meilleur ou pour le pire, qu’elle façonnera sa pensée et ses actes, ses envies et ses fantasmes, ses désirs, ses folies. Elle canalisera ses névroses, deviendra psychanalyse, et nous aidera peut-être à mieux comprendre le monde.
Lorsque j’étais très jeune, mes parents avaient à Clermont-Ferrand un ami médecin, alors ils ont souhaité que je devienne médecin. Devant le peu de réaction de ma part, ils se sont dirigés vers une autre branche de la médecine, dentiste, car ils avaient un voisin dentiste. Ils n’ont pas eu plus de chance de ce côté là. Je pensais ensuite qu’ils me laisseraient tranquille, jusqu’au jour ou devant le peu d’empressement dans mes études mon père souhaita que je reprenne l’atelier de maroquinerie qu’il avait avec ma mère, et dans lequel ils travaillaient comme des bêtes.
C’est sans doute à cela que je pensais, perché tout en haut de mon pic rocheux au Machu Picchu.
Regardons bien la position des mains qui tricotent et l’angle des yeux des enfants et de la mère, il y a toujours cette triangulation des regards et des mains avec les lignes des aiguilles à tricoter qui organisent un sens de lecture de l’image…
les enfants dorment, le plus jeune, visage levé en bas du cadre, yeux clos, visage rond dormant, le beau dormeur du val, l’image remonte par l’épaule droite de la jeune fille, courbe douce sous la lumière diffuse, visage à 45 degrés, douceurs des matinaux, tête reposant sur l’épaule de cette couturière dont le regard plonge vers ses mains, accomplissant la courbe ascentionnelle puis descendante pour revenir à la plénitude du visage du jeune enfant, pris dans la grâce du sommeil…. ellipse d’un temps plein et serein, caresses de la lumière pluvieuse d’anges, repères iconiques.
La douceur de l’image, un temps suspendu et plein, tout irradie la paix, du moins la tranquillité d’un temps suspendu…une forme de réponse entre l’intériorité et ce qu’il se passe à l’extérieur….Mais quel lien se crée t-il avec le texte du site du Machu-Picchu et de cette introspection à laquelle se livre Alain, alors qu’il parle d’un instant fondateur au sommet d’un site magique, au sommet de sa joie intérieure et de la position atteinte en conscience par ce constat de sa première image, je suis photographe et libre. … il ya là la curieuse alchimie d’une conscience qui exulte et d’une photographie de l’intimité au bonheur sage, rémanence de l’herméneutique (cette photographie est comme un rêve, une scène si paisible qu’elle s’installe durablement dans l’oeil, comme aussi une forme d’Icône -relation aux représentations de la vierge à l’enfant-) à la maïeutique, donc au rapport que le voyage implique pour le photographe et dont il parle par le texte, dans un retour à sa propre famille et à ses vocations passées.
il est question ici, si on peut conjuguer le texte et l’image d’un croisement entre l’invisibilité du photographe, on ne sent pas sa présence à la prise de vue, au respect d’un moment si paisible où tous les acteurs de l’image sont absorbés par un faire et le retour d’un sens, la maïeutique des aiguilles, de la chaîne du sens, des sens, qui accomplit ce rêve intermittent du point duquel se parle l’histoire d’une vocation, celle du photographe, en haut d’un lieu sacré, en solitude et qui reçoit ses pensées et les énoncent devant l’auditoire que nous sommes aujourd’hui, dans un retour des fondements, de ce qui a fondé en ce moment, rapporte t-il, la pleine satisfaction de l’acte photographique…. C’est ce qui touche…..ce partage des intimités qu’elles fassent photographie ou qu’elles fassent conscience, retour sur soi.
Journal d’un photographe / Mexique / serpents à sonnette
Vendredi 31 août 1973.
Le Popocatépetl, immense volcan proche de Mexico, Oaxaca, Tehuantepec et sa société matriarcale. J’avais loué depuis Mexico city une voiture avec deux françaises d’Albi et un anglais. Je ne me souviens plus comment nous nous étions rencontrés. L’anglais a dragué une des françaises, j’ai essayé avec l’autre. Elle était toute rouge lorsque j’ai voulu l’embrasser. Elle avait un fiancé en France et ne voulais pas le tromper. Si j’écris cela, c’est parce que les rencontres sont parties intégrantes du voyage. Un matin, on ne sait pas de quoi la journée sera faite, et hop, une belle femme passe et l’on se focalise sur elle. Si cela marche, le voyage se transformera en épopée romantique. Si cela ne marche pas, de très nombreuses années plus tard, ce souvenir refera surface. C’est la vie.
Dans mes souvenirs épars, car je n’avais rien écrit d’autre dans un agenda que les lieux où je me rendais. Ils se reconstituent par bribes en le regardant, ou mes planches contacts de l’époque. Un soir, alors que nous roulions tous phares allumés, j’avais été marqué par le nombre impressionnant de serpents qui traversaient la route. C’était des crotales, où serpents à sonnette, une des espèces les plus dangereuses. En conduisant, machinalement j’essayais de les éviter, comme si ce n’était pas la voiture mais moi qui allait marcher dessus.
La transe du voyage, le rêve de conquête ou plus simplement d’abandon, poser ses valises, se laisser aller, provoquer l’enchantement d’un moment en creux, au centre de la nuit, au petit matin, quand les lèvres se sont frôlées, que les corps se sont couchés et que les yeux vagabondent, s’attardent, respirent, s’abandonnent, tout cela pour que le regard, comme un feu secret puisse encore lire le monde à l’aune de ce secret envoutement, et qu’il puisse faire sens, voyage, lui aussi “chargé des odeurs du jardinet derrière la cour ” qui s’illunait, reprendre la route, ce vaste ruban qu’il faut de, de temps à autre, quitter, pour revenir et faire photographie, de ces infimes moments qui traversent et qui fixent le temps , dans une sorte de souffle nerveux, là, où l’aube encore présente se défait de sa nuit, à contre-coeur, quitter le lit tendre, fané, où respire le temps de l’amour, bref et insistant, douloureux et si doux, remord et promesses, silencieux et secret, parenthèse active quand s’inscrit le devenir du voyage; traverser l’espace et emporter le temps qui sinue, serpents à sonnettes traversant à la nuit, moiteur indifférenciée de la mort par morsure et poison…. images noires, obscures, fascinantes, alliées à la route devenue ondulations serpentaires, crotales en nombre, démultipliant la sensation du danger a posteriori, brulures fantasmées de la morsure se superposant aux lèvres d’un soir, à la caresse nuptiale, à la morsure du plaisir, à la respiration amoureuse de la chambre, comme cet Éros chassant au mépris de la mort, la fusion insolée de la sensation et du chant….
Je ne peux que fondre, grâce au texte, que surprendre l’image manquante, au fond des yeux, celle qui s’inscrit en surimpression du récit, intimités, rêves obscurs et éclatants, fusions….la route et ses serpents, noire sinusoïdale venimeuse et salutaire, yeux ouverts au secret de la chambre…à cette respiration lente, plaisir dont la morsure est aussi poison, enchantement….assez baudelairien ou se soustrait la chute rédemptrice comme une éclipse où tout semble frappé d’incertitudes et d’irréalité… Là commencent et le rêve et la photographie, image non photographiée, image en creux, mutante, secrète, mystérieuse matrice qui surprend l’inestimable récit où la fascination joint l’absence de l’image manquante itératrice…
La vision, issue de la sensation, voyage par ces mots, “Mortels! soyez donc assurés de la verte campagne qui séjourne sous la nuit, la bas, en Europe….les hommes tendent leurs bras frêles toujours au devant du danger, au dessus des abîmes, dans les noirs fossés, où sévit la misère, ou surgit l’amer, vers la quête indivise du temps perdu et retrouvé; ce en quoi tourne le regard comme une eau nuancée et fragile, appel du fond clair de l’obscur, embrasement de la lumière au point de sa disparition.” et si, Alain Keler n’était plus ce photographe de la fragilité aimée, de l’abandon du marcheur à son pas comme une ombre giacometienne, toute une photographie en serait endeuillée, car, rétrospectivement, elle projète ses états d’âme, d’être au devant de lui même, non pas pour sa personne mais pour sa fécondité et son espoir de retour à la paix rougeoyante de la chambre.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Keler
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Pascal Therme le 29/05/2020
Alain Keler, d’un jour à l’autre 2