L'AUTRE QUOTIDIEN

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Mélancolie québécoise autour de disparitions d'enfants avec Andrée A. Michaud

Des enfants disparaissent. Celles et ceux qui restent composent plutôt mal que bien avec leur tristesse et leur culpabilité. Un étrange thriller mélancolique sous les frondaisons et les orages.

C’était notre rituel, cet été-là. Un jour sur deux, avant de souper, on se rendait au dépanneur d’Yvonne Leclerc s’acheter un Sprite ou une orangeade qu’on buvait sur la galerie. On s’assoyait sur le vieux frigidaire Pepsi Cola qui ronronnait dans un coin, on décapsulait nos bouteilles en imitant les hommes assoiffés de l’hôtel Plazza, en face du bureau de poste, et on calait quelques gorgées pétillantes qui nous remontaient dans le nez. Après, on parlait de notre journée, de ce qu’on allait faire dans la soirée, de nos projets pour le lendemain, jamais à court d’idées, de rêves ni de plans de nègres. On était comme deux moitiés d’une même personne, Michael Saint-Pierre et moi, comme des siamois, mon père l’avait dit, comme un bolo et sa boule, un vélo et ses roues, et les policiers auraient dû comprendre qu’on ne peut pas mentir quand on vient de se faire arracher une partie de la tête, mais les adultes ne comprennent plus rien aux liens de l’enfance, à ces amours plus fortes que la chair et le sang, poussant les petites mains sales à se tendre l’une vers l’autre lorsque le soleil décline.

À la campagne, Michael Saint-Pierre, douze ans, a disparu un soir d’orage dans les bois de Rivière-aux-Trembles, alors qu’il était en compagnie de Marnie Duchamp, onze ans, qui n’a pas su vraiment expliquer aux enquêteurs ce qui s’était passé, au point d’être prise tacitement pour une menteuse. En ville, Billie Richard, huit ans, n’est jamais arrivée au cours de danse qu’elle devait rejoindre un après-midi, à quelques dizaines de mètres de son école, laissant désemparés son père Bill, auteur de contes fantastiques pour enfants à l’alibi soulevant le scepticisme des policiers, et sa mère Lucy-Ann, folle de chagrin et de colère, injuste et désespérée. Marqués à jamais par l’empreinte de ces disparitions inexplicables (ou, hélas, trop explicables bien que non élucidées), celles et ceux qui sont restés avancent dans leurs vies, plutôt cahin que caha. Lorsque, bien des années plus tard, alors que les hasards et les nécessités ont ramené Marnie à Rivière-aux-Trembles, et y ont amené Bill, une autre disparition inquiétante met le feu aux poudres du doute et de la culpabilité, encore et encore.

On croit toujours que ça n’arrive qu’aux autres, ces histoires d’horreur. On compatit avec les parents éplorés quand on voit le visage d’un gamin ou d’une gamine reproduit dans le journal ou placardé sur un mur, mais on n’imagine pas que ce visage puisse un jour être celui de notre enfant. Si cette idée nous traverse l’esprit, on la repousse immédiatement en se disant que ça ne peut pas se produire, qu’on est là pour protéger le petit, la petite, que rien ne peut l’atteindre tant qu’on monte la garde. On plaint les pauvres types qui se promènent avec la photo de première communion de leur fillette, ou avec celle de son dernier anniversaire, sur laquelle l’enfant gonfle les joues devant un gâteau en forme de lapin surmonté de sept ou huit bougies. On plaint les femmes aux yeux cernés abruties par les somnifères, les antidépresseurs, le gros gin caché dans l’armoire de la cuisine, à portée de la main, au cas où la conscience du temps se ferait trop présente, mais on n’arrive pas à s’associer réellement à leur détresse. Ce type de fatalité ne frappe que ceux dont le destin est programmé pour le malheur et on ne fait pas partie de ces gens. C’est ce qu’on croit.
Et puis, par une nuit glaciale de janvier, on se ramasse en taule, dans l’odeur de sueur rance, à se demander si on reverra la puce, si elle grandira, si elle ramènera un mongol boutonneux à la maison le jour de ses quatorze ans et si elle finira par nous traiter de vieux con. A ce moment, c’est ce qu’on souhaite le plus ardemment au monde, que notre fille ait un jour la possibilité de nous traiter de crétin sénile, qu’elle ramène soixante mongols à la maison si ça lui chante, qu’elle devienne bassiste dans un groupe punk, se convertisse à l’islam, se fasse coudre une rangée d’anneaux dans le front ou s’engage dans la Légion étrangère. Ce qu’elle fera de sa vie, on s’en fout royalement. Tout ce qu’on veut, c’est pouvoir la regarder respirer et vieillir, la regarder pleurer devant un film d’amour des années cinquante, le visage plein de rimmel et les cheveux en bataille. Tout ce qu’on espère, c’est avoir un mal de chien devant sa tristesse et s’arracher les tripes pour la rendre heureuse. Rien d’autre n’importe, et tant pis si elle ne ressemble pas à l’adulte qu’on avait imaginée.
Les jours où l’archéologie et la sorcellerie perdaient de leur attrait, Billie déclarait qu’elle voulait devenir astronaute. Elle rêvait d’aller dans l’espace et de découvrir dans l’apesanteur des vaccins pour guérir les arbres et les chats malades, les chiens galeux, les crocodiles. Il y avait de la mère Teresa en elle, ou du saint François d’Assise, un foutu bon fond, et elle serait peut-être devenue la grande protectrice universelle des faibles, des pas beaux et des laissés-pour-compte si cette maudite vie ne lui avait coupé l’herbe sous le pied.

Percival Everett frappait d’emblée au foie sa lectrice et son lecteur d’une brutale disparition d’enfant, pour lancer son « Supplice de l’eau » (2007) vers sa charge explosive programmée. Paul Harding, dans son « Enon » (2013), transformait un fatal accident de voiture en déclencheur diabolique d’une sublime descente aux enfers. Philip Noyce, s’écartant dans son film de 1989 du scénario initialement proposé par le « Calme blanc » (1963) de Charles Williams, propulsait lui aussi son terrifiant huis clos à partir de la mort brutale de l’enfant d’un couple. À partir de ces ingrédients somme toute connus, Andrée A. Michaud compose en 2011 aux éditions Québec Amérique ce surprenant et fort réussi thriller mélancolique qu’est « Rivière tremblante », dont les actrices et les acteurs ne sont au fond pas tant les mystérieuses frondaisons québecoises et les troublantes eaux des lacs et étangs qui s’y dissimulent, que les personnages devant vivre et survivre après les coups portés, entre culpabilité monstrueuse et procès en sorcellerie toujours possibles, vies et survies chaotiques révélées à la lecture grâce à une langue bien spécifique, et envoûtante en soi. La réédition chez Rivages en 2018, pour le public français, deux ans après le colossal succès de « Bondrée », paru, lui, en 2016 en France mais en 2013 au Canada, pourrait introduire une dommageable erreur de perspective, que relève avec finesse Unwalkers (dans une belle chronique de Yann, à lire ici) : « Considérer cet ouvrage comme un simple brouillon de Bondrée serait faire preuve de paresse et d’injustice envers un livre magnifique et sensible dans lequel on se confrontera comme Andrée Michaud aux mystères de la folie, de la misère et de la douleur des hommes ».

Lucy-Ann a attendu que je récupère mes affaires, puis elle s’est levée, je l’ai suivie, et on n’a pas prononcé une parole entre le poste de police et la voiture. Ce n’est qu’en quittant le stationnement qu’elle a éclaté. Elle a effectué un virage en U pour éviter un sens unique et elle a brusquement appliqué les freins.
L.A. avait l’habitude de s’exprimer dans une langue soignée, histoire de donner le bon exemple à Billie, et se laissait rarement aller à des écarts de langage, mais quand le barrage sautait, tous les charretiers du monde pouvaient se rhabiller. Je connaissais suffisamment L.A. pour savoir quand elle allait entrer dans ce que je considérais comme une forme de combustion langagière. Avant même qu’elle ouvre la bouche, j’ai vu une bande de charretiers tout nus ravaler leur gomme, puis le barrage a sauté dans une explosion de tabarnak. En résumé, j’étais un tabarnak d’inconscient d’hostie de malade d’irresponsable qui réussissait à foutre la merde le jour même où sa fille disparaissait. J’étais un enculé, un enfoiré, un trou-de-cul, un imbécile et un salaud qui ne méritait tout simplement pas d’avoir une fille aussi brillante que Billie. Si c’était à recommencer, m’a-t-elle craché à la figure, je lui trouverais un autre putain de géniteur. Tu vaux rien en tant que père, Bill Richard !


Andrée A. Michaud - Rivière tremblante - éditions Rivages/Noir
Hugues Charybde le 29/05/2020

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