La légende Corto via Hugo Pratt
« Seul son dessin me permet de le retrouver » : une belle lecture intime de l’art d’Hugo Pratt, loin des clichés et au plus près de la page.
Il s’appelait Ugo Prat, sans H et avec un seul T.
Devenu célèbre sous le nom de Hugo Pratt, il a vécu 24 518 jours aussi intensément qu’il est possible de vivre. Dessinateur de bandes dessinées, il a publié plus de 15 000 planches, ce qui représente à peu près 80 000 dessins, auxquelles s’ajoutent plus de 500 aquarelles.
Et puis, bien sûr, il a créé Corto Maltese.
Il était né le 15 juin 1927, à Rimini ; il est mort le 20 août 1995, en Suisse – étrange manière de dire : il « était » né ; il « est » mort, comme si le dernier souffle durait éternellement.
On connaissait Thierry Thomas avant tout comme réalisateur passionné (et passionnant) de documentaires biographiques dédiés aux arts, depuis son « Fantômas mène le bal » (2008) jusqu’à son « Roland Barthes, le théâtre du langage » (2015) en passant par son « Ariane Mnouchkine au pays du Théâtre » (2014), son « Dante, de l’enfer au paradis » (2006), son « Jean Starobinski, l’interprète et l’écrivain » (1997), son « Proust, du côté des lecteurs » (2000) ou encore, naturellement, son « Hugo Pratt, trait pour trait » (2016) qui est, comme il l’explique dans un récent entretien à Proustonomics (ici), à l’origine de l’écriture de cet ouvrage-ci, portant le même titre, publié chez Grasset en mars 2020.
Pourquoi même des planches élaborées en un temps record, et probablement sans autre motivation que financière, par exemple celles destinées au story-board du film Jesuit Joe, sont-elles à ce point des condensés de justesse ? Je regarde une silhouette qui s’en va, un sac sur l’épaule – grand motif d’Hugo, ce sac des départs, balancé derrière soi avec un irrésistible allant -, il n’y a ni superflu ni sécheresse, c’est cela qu’il fallait dessiner ; je peux seulement me dire que le trait est vivant, que sa douceur enrobe mon regard, mes pensées. Douceur, au reste, paradoxale : Jesuit Joe est un tueur mutique, métis franco-mohawk ayant reçu une éducation calviniste, habité par une soif d’absolu (dans cette bande, nous assistons au scalp, très adroitement réalisé par le héros éponyme, d’une statue de la Vierge : une idée que n’aurait pas reniée Buñuel !). Cette souplesse visuelle me rappelle l’effet désarmant que produisait la gentillesse sur Hugo. Peut-être parce que ce mot, et cette attitude, gardaient pour lui son sens premier, celui de « noble ». Ce qui me redonne, immédiatement, la sensation de la présence d’Hugo, c’est l’ineffable beauté de son trait. Sans doute parce qu’il n’est plus là, je suis devenu allergique à l’image d’Hugo « aventurier », aussi essentielle qu’elle ait été pour lui, de même qu’aux anecdotes qui courent à son propos. Elles ne m’amusent plus, me font l’effet d’une litanie qui s’épuise à le rejoindre. Seul son dessin me permet de le retrouver. Mais pourquoi le plaisir, à la fois intellectuel et physique – j’allais écrire « charnel » -, que les amateurs de dessin, de peinture, d’arts visuels en général, éprouvent à suivre les méandres d’une ligne, à voir comment des formes et des couleurs se répondent à l’intérieur d’une composition, est-il si difficile à expliciter ? Dois-je me résoudre à ce qu’il reste hors langage, impartageable, du côté du silence ?
Thierry Thomas a réussi ici un joli pari, pourtant d’apparence d’abord improbable : enregistrant l’histoire factuelle comme la légende du dessinateur, pénétré en profondeur des confidences et des réflexions livrées au fil des entretiens et comme synthétisées dans « Le désir d’être inutile » (1991), le passionnant échange au long cours entre Hugo Pratt et Dominique Petitfaux, il est parvenu à s’en dégager, comme d’une gangue dangereuse, pour nous offrir un voyage extrêmement intense, mais résolument différent, celui de la confrontation intime à une œuvre, à une manière d’imaginer le récit et, avant tout, de le porter tout entier dans la cohérence mobile d’un dessin et d’un trait.
À Venise, son ami Alberto Ongaro, dans la salle à manger de l’appartement familial, lui a annoncé qu’il s’apprêtait à écrire un roman dont il serait le protagoniste. Son titre : Une vie d’aventures. Ongaro a précisé :
– Tu es un aventurier, mais tu n’appartiens pas à la famille des Lawrence d’Arabie, des Simon Girty, des Francis Drake. Tu es un Cagliostro, un Casanova, un Mesmer. Les épisodes de ta vie se résument à des villes, des femmes, des protecteurs, qu’il te faut conquérir. Tu apparais, tu séduis, tu amuses, tu fais peur aussi. Tes tours de magie, tes expériences d’alchimie, ce sont tes dessins.
Flatté et contrarié par ce projet littéraire (il attend de ses proches qu’ils écrivent sa chanson de gestes, mais c’est lui qui doit dicter les paroles), il s’est senti investir, avec délice, la parure translucide et somptueuse d’un chevalier d’industrie.
– Du reste, Cagliostro, lui aussi, était un dessinateur surdoué.
C’est dans la résonance personnelle que Thierry Thomas a ancré son travail, celle née peut-être de la rencontre fondatrice avec Hugo Pratt, à Venise lorsque l’auteur avait x ans – et la rencontre équivalente avec Federico Fellini, également racontée, est ici infiniment davantage qu’une digression. Associée à une connaissance encyclopédique des planches de « Corto Maltese », mais aussi de tous les autres, « Sergent Kirk », « Fort Wheeling », « Ann de la Jungle », ou encore « Les scorpions du désert », capable de disséquer les esquisses fondamentales qui constituèrent « La ballade de la mer salée » en 1967 comme de saisir la beauté de l’ultime album, le mal-aimé « Mû » en 1991, la passion du biographe – qui fut aussi le co-scénariste de « La cour secrète des arcanes », le long-métrage de 2002 mettant en scène Corto Maltese, et qui a développé au fil des années une très forte complicité avec l’une des personnes qui furent sans doute les plus proches de Hugo Pratt, son ancienne coloriste et désormais ayant-droit Patricia Zanotti – devient vite communicative, et la lectrice ou le lecteur se prend authentiquement à rêver de ce qui peut se dissimuler puis surgir, tout en puissance, de l’ombre d’un crayonné ou de l’épaisseur d’un trait.
Pour les lecteurs qui ressentent l’arrogance de la culture officielle, la découverte de Corto est jubilatoire. Car dans cette bande rien ne s’exclut, tout coexiste : l’enfance et la vieillesse, l’action et le détachement, l’utopie et le pragmatisme, l’amour et l’envie de s’y dérober, la bouffonnerie et la mélancolie, les comportements chevaleresques et l’avidité (Corto et Raspoutine…), les voyages dans l’espace et les voyages dans le temps, les civilisations du passé et celles du présent. Et bien sûr les images et les mots. L’art du conteur se moque de la distinction entre réflexion et divertissement, entre culture noble et populaire, ces distinctions qui fondent notre éducation française. À chaque page, ces catégories, sinistres cloisonnements, volent en éclats.
Thierry Thomas - Hugo Pratt, trait pour trait - éditions Grasset
Hugues Charybde le 18/05/2020
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