Trop jaunes pour les Abruzzes… l’histoire de 116 Chinois internés par le régime mussolinien

Au cœur des Abruzzes, l’écriture superbe et inattendue d’un épisode peu connu de la tragique farce mussolinienne.

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Il faudrait imaginer une bille de plomb, noire à en capter toute la lumière du jour, dense de son poids et de sa chaleur mêlés, confondus. Il faudrait l’imaginer immobile. Son socle serait une montagne. Une montagne au centre de l’Italie, presque la plus haute, pas la plus impressionnante, mais surgissant néanmoins comme une barrière naturelle face à qui viendrait de la côte peu distante. On s’en approcherait comme d’un tabou, par des vallons clairs. La courbe des collines en cacherait longtemps la raideur. Et puis elle se dévoilerait, on serait face à elle, frontière évidente, signe d’une halte indispensable à qui voudrait obstinément continuer en ligne droite vers l’ouest. Mais dire cela, c’est déjà être au pied, c’est trop tôt, pour l’instant la bille de plomb est au sommet, personne ne pourrait l’y voir. Il y aurait du vent, des oiseaux tournoyants. Cette bille de plomb serait le petit supplément d’altitude, infime et provisoire, de cette montagne. Elle serait là, il ferait jour. Et puis tout changerait. Un souffle, un basculement, un choc. Peut-être même quelque chose de tellurique et sourd. Une rupture d’équilibre, une violence. Et la bille tomberait, d’abord de son monticule, modestement, en prenant un élan fragile, déplaçant sans cesse dans l’espace sa matière et sa chaleur, prête à s’arrêter sur un replat mais non, continuant, attirée par le vide, appelée par le rien, gagnant en vitesse, brûlante et isolée dans la fraîcheur d’altitude. Chutant. Elle gagnerait vite la limite, presque une ligne de niveau, entre le sommet rocailleux à la pente vertigineuse et la large base arborée, comme en soutien. Elle y parviendrait vite, après une quantité dénombrable de chocs sur les pierres, contacts éphémères pour mieux repartir pour d’autres rocs, ceux que leur histoire individuelle aurait placés sur sa trajectoire. Une fois la forêt atteinte, là où la pente s’adoucit, là où l’air est plus humide, peut-être que la bille ralentirait mais alors imperceptiblement, pour l’heure toujours ivre de sa vitesse à travers les sapins blancs. Chaque point de sa surface minuscule serait soumis aux subites et irrégulières alternances d’ombres et de lumière, quoique cette irrégularité eût été parfaitement indécelable à qui aurait prêté attention à cette bille de plomb, mais personne ne le ferait, et puis la bille n’existe pas. À peine freinée par ses chocs, elle passerait peut-être près d’un refuge, peut-être près d’un homme courant vers ce refuge. Épuisé, bouche ouverte, tempes prêtes à éclater, front perlé d’une sueur acide qui attaquerait ses yeux, mais voit-on ces périls, voit-on ces menaces, cet homme existe-t-il ? Alors, son inertie étant son seul maître, elle poursuivrait sa course, elle laisserait cette apparition à son statut de prémices. Ses chocs avec la terre meuble s’étoufferaient bien plus que ceux contre la rocaille du sommet, déjà loin, déjà de l’histoire, et déjà donc de l’oubli. Toujours loin des hommes, elle s’en rapprocherait pourtant et bientôt l’histoire commencerait, un choix arbitraire de début et de fin, un voile sur l’avant, la fuite de l’après. Dans l’ombre, dans ces chocs à peine lus longs, la bille sentirait les battements des cœurs des hommes du lointain, qui se transmettent aux poitrines et parcourent les corps, puis les quittent pour diffuser dans la forêt silencieuse.

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C’est sur les pentes du Gran Sasso, massif le plus élevé de l’Apennin, au cœur des Abruzzes et de l’Italie, que prend son envol le rêve effleuré des années plus tôt par Thomas Heams-Ogus, enseignant-chercheur en biologie ayant appris l’existence, au détour d’une lecture de « Samudaripen » (le livre consacré par Claire Auzias au génocide des Tziganes pendant la deuxième guerre mondiale, publié en 2000 chez L’Esprit Frappeur), de 116 Chinois internés par le régime mussolinien lorsque celui-ci réalisa en 1941, par le détour du pacte tripartite le liant au Japon et à l’Allemagne, qu’il était désormais en guerre avec la Chine, et devait donc ajouter les ressortissants de ce pays à la longue liste des ennemis, internes et externes, qu’il devait assigner, sous diverses modalités, à résidence ou à camp. Le magnifique résultat d’une longue quête de documentation et d’écriture adaptée est ce roman, paru en 2010 aux éditions du Seuil.

Du rassemblement de cette centaine de corps quasiment anonymes, saisis dans toute l’Italie pour être d’abord amenés dans les infâme baraquements de Tossicia, où des Juifs les avaient précédés, où des Tziganes les suivraient, à l’installation à Isola del Gran Sasso, à l’ombre de la montagne imposante, dans les bâtiments du sanctuaire San Gabriele et du dortoir improvisé dans le Camerone attenant, sous la responsabilité de la congrégation des frères passionnistes, au cœur d’une communauté villageoise taciturne et dure à la peine, où les petits chefs fascistes se font déjà discrets alors que croît sourdement la résistance principalement communiste qui éclatera au grand jour en septembre 1943, à quelques centaines de mètres de l’hôtel d’altitude Campo Imperatore, qui verra alors l’épisode tragi-comique (à l’image ironique et terrible à laquelle nous confronte aussi le tout récent « Rome en noir » de Philippe Videlier) de la « libération » de Benito Mussolini, emprisonné là sur ordre du Grand Conseil fasciste, par les parachutistes d’Harald Mors et les Waffen-SS d’Otto Skorzeny, une véritable saga silencieuse a pris place, un morceau d’infra-ordinaire plongé dans la tourmente globale, une bille folle et d’une dureté sans pareille que Thomas Heams-Ogus a su accompagner avec précision,  justesse et poésie étrange dans son parcours si simple et si symbolique.

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Les autorités, les prêtres, les Chinois confinés eux-mêmes, savaient que toute activité de leur part était dispensable, mais permettait un semblant de quiétude publique. Détenus sans chaînes, leur vie était une mise en scène, ils jouaient des rôles sur des tréteaux. Et même si chaque pas, chaque mot échangé avec l’habitant, chaque souffle qui sortait de leur bouche, dénonçait froidement cette banalité feinte, ils s’étaient abandonnés à y croire. Peut-être que dans cet engrenage absurde accepter ce théâtre pourrait rendre ces temps moins systématiquement bouleversants, faire de l’air qu’ils respiraient autre chose qu’une bouchée de verre pilé, laisser aux secondes l’opportunité d’agir autrement qu’en les saignant de l’intérieur ? Peut-être alors que ces secondes pourraient un jour n’être plus ni cris ni rafales ? Pour échapper à tous ces brouillards, un rôle de composition dans cette glaciation d’espace et de temps était somme toute un prix raisonnable à payer. Leurs corvées étaient une part de ce rôle. Ainsi par bandes, par petits groupes, certains partaient aux champs ou sur le chantier d’une maison, certains encore allaient porter des gravats, quand la plupart restaient sur le muret près du dortoir à attendre l’engloutissement des jours, et les terreurs sourdes des rêves nocturnes. Le chroniqueur de ces moments n’aurait pas eu de violences explicites à décrire, de coercitions, de vexations exercées par des soldats. Assis sur un banc, il aurait vu simplement des petits groupes d’hommes partir tranquilles, marcher vers d’inutiles destinations, à moins qu’il ne détectât la gifle sèche, la torture inouïe qu’était pour eux le naturel avec lequel chacun acceptait ce délire froid. Cette humiliation, enfouie, qui pourtant était leur relation à l’Italie, à la Terre en guerre, et donc la forme résiduelle de leur humanité.

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Il n’est guère étonnant que Claro ait été séduit à sa parution par cet étrange ouvrage, et l’ait inclus dans sa liste de tout premier libraire d’un soir chez Charybde, en 2011 (à écouter ici) : à la jonction méticuleuse d’un drame historique bien réel, avec son cortège de modestes héroïsmes et de vastes infamies, et d’une percée anthropologique dans un terroir bien particulier et dans une communauté spécifique, Thomas Heams-Ogus invente ici une langue à part entière. Laissant vaciller judicieusement et d’emblée le pacte de lecture attendu, comme le dit Claro, en filant en beauté une métaphore résolument abstraite mais pourtant très concrète, avec sa bille de plomb allant cheminant, « Cent seize Chinois et quelques » impose habilement, à la lectrice ou au lecteur qui en accepte le pari et l’augure, un certain rythme, une certaine vitesse, et jusqu’à une certaine musique – qui ne sont pas celles, sans doute, de la ligne de plus forte pente que le sujet du roman, s’il avait été réduit à des attentes et à des clichés, aurait pu un peu tristement adopter.

Il serait dix-huit heures passées dans ce monde aux marges du monde. On serait le 16 mai 1942 dans les Abruzzes, le village s’appellerait Isola del Gran Sasso, quelques kilomètres au sud de Terramo, il ferait vingt degrés. Cette bille serait venue effleurer une tentative de monde, et sa furie serait contenue, car dans cette campagne isolée la fureur prend souvent les habits du silence. Autour d’elle le flou de sa vitesse aurait laissé place à un univers de précisions : les feuilles frissonnantes, les rides d’un homme au regard vide, la peinture qui s’écaille sur un banc public, des odeurs de terre séchée, et tant d’autres qui contribueraient à cette quiétude apparente, et donc à cette furie qui ne disait pas son nom. Elle serait à présent immobile.
Sa fin serait un commencement, face à San Gabriele, et sur son seuil trois prêtres attendant que quelque chose s’arrête, mâchoire tendue, tenus debout par l’angoisse. Ce qui se serait arrêté ne serait pas tant l’imaginaire bille de plomb qu’un convoi de camions bâchés précédés d’une imposante voiture. On l’aurait entendu arriver par la route qui provenait de Tossicia. Du seul crissement des pneus sur la route, il aurait été possible de déduire qu’un fait inhabituel était sur le point de survenir. Des voitures arrivaient de temps en temps par cette route, mais une oreille faite à ce petit pays, à ses équilibres sonores, aurait vite senti que l’inédit approchait, et très vite cela se serait vérifié. Le convoi, sa lenteur et sa nervosité auraient décrit une boucle ample devant le sanctuaire. Des carabiniers seraient descendus les premiers, indifférents aux trois prêtres, auraient mécaniquement rabattu les volets arrière des camions, auraient nerveusement fait signe à ce qui vivait à l’intérieur de s’en extraire et l’on aurait alors pu voir descendre cent seize Chinois. Oubliée, désormais, la petite sphère de métal.

On peut lire avec intérêt (ici) le grand entretien donné par Thomas Heams-Ogus en 2010 à la revue La Cause freudienne. On peut également noter que, avant la parution du roman, quelques recherches historiques avaient été conduites et publiées, en italien, par Silvio Di Eleonora sous le titre « Isola del Gran Sasso e la Valle Siciliana. 8 settembre 43-15 giugno 44: documenti e testimonianze » (2003) – permettant peut-être aux curieuses et aux curieux pratiquant la langue et qui le souhaiteraient d’en savoir davantage sur le destin de certains protagonistes (que Thomas Heams-Ogus s’était bien gardé de différencier outre mesure, si l’on excepte, fugitivement, le prêtre Tchang et l’anonyme nouant une relation tendre et silencieuse, les inscrivant toutefois tous dans la liste de 116 noms qui occupe les trois dernières pages de l’ouvrage).

Thomas Heams-Ogus - Cent seize Chinois et quelques - Points Seuil
Hugues Charybde le 15/05/2020
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Thomas Heams-Ogus

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