De très intrigantes Frontières avec Olivier Benyahya
Dense, intense et rusé : en écho à « Lazar », le grand roman de la manière dont les événements se transforment en récits.
J’ai repris contact avec W en décembre 2012. Quatre ans s’étaient écoulés depuis l’opération Plomb durci menée par l’armée israélienne dans la bande de Gaza. Déclenchée au terme de six mois particulièrement tendus, son objectif officiel était de mettre fin aux tirs de roquettes sur le sud du pays en détruisant des réseaux de tunnels. Plus de mille Palestiniens, dont de nombreux gosses, laissèrent la vie durant ces trois semaines. Les Nations unies s’étaient fendues d’un rapport au moment des faits, dans lequel le principal signataire, le juge Richard Goldstone, sud-africain, juif, soulignait qu’en l’absence de coopération avec les enquêteurs de l’ONU, et au regard de ce qui avait été constaté sur le terrain, les deux parties encouraient l’accusation de crimes de guerre. La publication de ce document avait fortement irrité les dirigeants israéliens. De manière tacite, le feu vert était donné pour l’application du droit criminel international à l’encontre de suspects détenteurs du passeport hébreu ; ils pourraient être appréhendés sur la base du rapport, partout dans le monde, et être extradés.
Trois ans plus tard, par une tribune dans le Washington Post, le même Goldstone était en partie revenu sur ses conclusions. « Si j’avais disposé, à l’époque, de tout ce que je sais à présent, le rapport aurait été un document différent. » Cette prise de position avait interpellé les autres magistrats signataires du rapport. À leur connaissance, en dépit de ce que leur confrère laissait entendre, et malgré la coopération tardive des autorités israéliennes, aucun nouvel élément susceptible de blanchir Israël n’avait été porté au dossier. Il était de notoriété publique, par ailleurs, que certains groupes de pression juifs en avaient fait baver au juge. Goldstone lui-même s’en était fait l’écho publiquement. On l’avait ainsi dissuadé d’assister à la Bar Mitzvah de son propre petit-fils. De se rendre à la synagogue pour y entendre le gosse intégrer la communauté.
Je pensais qu’il y avait de quoi faire un bon papier.
En 2016, « Lazar » avait été pour moi un choc littéraire majeur. Olivier Benyahya y manipulait de main de maître une écriture secrète, toute en allusions et en suggestions, pour discerner l’éventualité de la main de divers services secrets autour du fameux rapport Goldstone, et jouer très sérieusement à l’intérieur confiné en diable, moite et ambigu, de cet univers de possibles. Publié en janvier 2019 chez Fayard, « Frontières » en constitue à la fois l’extension du domaine de lutte, la relecture depuis un angle opposé du terrain de jeu, et d’une certaine manière, le making of et l’explicitation partielle. Et tout en procédant d’une façon très différente de celle de son prédécesseur, il ressort comme lui du même grand art en littérature.
Je ne savais pas que les choses tourneraient comme ça lorsque je l’avais embarqué sur ce job, sept ans après notre dernière collaboration. Je ne savais pas que W tomberait sur une histoire pareille.
Je n’avais aucune raison d’imaginer que les noms de Gruner et de Lazar apparaîtraient. Des noms que je n’avais plus entendus depuis trente ans. Depuis le début des années 1980.
Quand W m’en a parlé pour la première fois, plusieurs semaines après avoir démarré son enquête sur Goldstone, je lui ai demandé d’où il tenait cela. J’avais entendu circuler quelques bruits, ça ne datait pas d’hier, mais je n’y avais jamais prêté grande attention. Toutes ces histoires vaguement secrètes ont fini de m’intriguer depuis belle lurette. La part de divagations, la part de véracité, ça ne faisait plus guère de différence à mes yeux.
Alors que l’écrivain W enquête sur le juge Goldstone en vue d’un entretien de fond prévu avec lui quelques mois plus tard, et que son commanditaire, l’éditeur qui prend ici à son compte la narration à l’allure largement autobiographique de « Frontières », suit l’avancement de l’information assemblée, d’étranges coïncidences apparaissent, des déplacements feutrés de significations se font jour, nourris d’informations objectives, de photographies anciennes devenues mystérieuses, et d’épisodes de jeunesses enfuies ayant à voir avec un certain exode de 1962. Bien que doté d’un solide et paradoxal bon sens, et d’une vision du monde aussi énergique que désabusée, le narrateur se prend à douter, à se questionner et à voir se dessiner d’incertaines possibilités de lecture de la petite et de la grande histoire, alors même que son esprit s’en défend, rationnellement.
Dans ce café, quelques semaines avant le scrutin qui amènerait Mitterrand au pouvoir, Lazar évoqua pendant un long moment les liens de l’ultradroite collaborationniste avec une grande part des figures de la IVe et de la Ve République. Les noms que j’entendais de la bouche de Lazar, je ne me rappelais pas les avoir déjà entendus, Albertini. Corrèze. Schueller. Soulès, rebaptisé Abellio. Les un avaient bâti des empires dans les affaires, d’autres avaient opté pour la carrière littéraire ou les arrière-chambres de la politique, mais tous avaient en commun d’avoir activement servi la collaboration et bénéficié, au lendemain de la guerre, d’une justice conciliante. J’avais trente-et-un ans. Lazar parlait de ces choses sans passion, à froid, comme de simples éléments du réel dont on pût seulement regretter qu’ils ne fussent pas mieux connus. Ce qui était important, de son point de vue, c’était de mesurer la solidité de la structure, son aptitude à tout digérer, à nourrir et à canaliser l’effarement. Plus on maintient l’effarement à son point de fusion – dès lors qu’on a fait le pari que les masses sont avant tout vouées à l’effarement et à l’inertie -, plus on maintient artificiellement en vie le sentiment de dignité. D’existence. Malgré son peu d’estime pour le candidat socialiste, il ne l’accablait pas. S’il arriva à Lazar de se montrer méprisant cet après-midi là, ce fut à l’encontre de ceux qui, dans la presse, menaient leur combat sur le socle du manichéisme. Que ces individus soient incapables d’exprimer la misère de leur posture, qu’ils prêtent à leurs adversaires les pires vices, et, plus drôle encore, qu’ils imaginent sortir du processus sans avoir été fondamentalement corrompus – c’est-à-dire fondamentalement corrupteurs -, cela lui arracha un ou deux sourires d’une amertume glaçante. Ses yeux étaient bleus, clairs. Plusieurs fois, j’eus le sentiment que mon propre regard se perdait dans la fissure qui passait entre ces yeux, cette ligne creusée au-dessus du nez et qui montait jusqu’à son front.
Attentat de la rue des Rosiers, Lituanie du XIXe siècle projetée de nos jours à Meah Sharim, Sabra et Chatila, Mohamed Merah, Liban enchevêtré, Algérie en oscillation, Elie Wiesel, ultra-droite collaborationniste reconvertie dans l’anti-communisme sauvage (et dans le droit social patronal) après-guerre, problème à x états réputé insolvable, identités remarquables, complexes obsidionaux et paniques à bord (on songera, à certaines évocations, aussi bien au « Israël attaque » d’Yves Cuau qu’au « Kippour » d’Amos Gitaï), impostures multi-décennales (et là, tout à coup, le Paul Verhaeghen de « Oméga mineur » ou le Javier Cercas de « L’imposteur » pourraient faire irruption), hologrammes du pouvoir : dans les investigations au deuxième degré auxquelles s’expose son éditeur-narrateur, Olivier Benyahya assemble de redoutables faisceaux d’indices toujours ambigus, parmi lesquels la raison pourrait aisément, d’abord prise de vertige, se noyer in fine. Dans une atmosphère où l’on perçoit, à couvert, les tensions qui habitent « Les patriotes » ou « Le bureau des légendes », et l’art des mystifications à plusieurs étages qu’Éric Rochant excelle justement à mettre en scène, les emprunts font, comme dans « Lazar » et comme explicité en fin d’ouvrage, partie intégrante de l’œuvre : ainsi, si « le rapport à l’aléatoire et l’appropriation sont au centre de ces livres », la présence, en texte, en ombre ou en filigrane, de Léo Strauss, d’Avi Shlaim, de Léo Lévy, de Carlo Ginzburg, de Leadbelly, de Benny Lévy, de Gérard Chaliand, d’Isaac Bashevis Singer, de Martin Buber, de Félix Vallotton, de Paul Preciado, de Jorge Luis Borges, de Siegfried Kracauer, de Jean-Yves Jouannais, de Lester Bangs, de William T. Vollmann, de Hans Magnus Enzensberger, de Jacques Bouveresse, de Nick Kent ou de Theodor Adorno, parmi bien d’autres, n’est évidemment pas fortuite.
J’allais parfois le retrouver dans un taudis du IXe arrondissement où il passait une partie de ses samedis, jouant des parties de belote hallucinées avec des RMIstes octogénaires et des millionnaires semi-analphabètes, des types capables de dealer des terrains à Miami sans parler un mot d’anglais. Tous les habitués étaient juifs, rapatriés d’Algérie, carburaient à l’anisette, et certains ne quittaient l’endroit que pour s’assurer que leur femme n’avait pas rendu l’âme depuis l’heure du petit déjeuner. Quarante mètres carrés maximum. Un ventilateur pour la saison chaude. J’y avais serré la main d’un vieillard pied bot qui s’était pointé un jour dans un bar, avait sorti un calibre et arrosé de plomb un gars pour une histoire de femme. Si, par Arabes, on entendait : avenants, dotés d’un fort esprit de troupeau, culturellement bloqués au XIIIe siècle, la plupart de ces mecs étaient clairement arabes. Mais puisque mon père et ses potes entendaient par Arabes : feignasses, butés, systématiquement enclins à confondre bêtise et affirmation de soi, ils revendiquaient avec véhémence leur identité judéo-européenne. En continuant de trouver les Arabes plus attachants que les Français.
De leur point de vue, la solidarité intra-blanche n’existait pas. Blanc c’était trop abstrait pour la solidarité. Pour eux, les Blancs, dans leur immense majorité, étaient des êtres prêts à se niquer sans vergogne, et tout juste bons, une fois qu’ils s’étaient trop baisés entre eux, à refaire l’unité blanche sur le dos d’un bouc émissaire, noir, juif ou arabe. C’était ça, les Blancs. Et c’était ce qu’ils disaient aux blancs avec lesquels ils étaient amis, et avec lesquels ils étaient heureux et fiers d’être amis. Fondamentalement, mon père et les siens restaient des Juifs d’origine modeste élevés comme Européens en terre musulmane, et devenus financièrement à l’aise dans un pays, la France, qu’ils avaient cru être le leur depuis l’enfance, mais qui les avait accueillis en lépreux après un exode brutal.
Comme « Lazar », sa face quasiment post-exotique, avec lequel il constitue le diptyque « Engendrements », « Frontières » n’est ni récit d’espionnage ni essai d’analyse des storytellings étatiques ou complotistes. Comme l’écrit de manière particulièrement judicieuse la quatrième de couverture, il « interroge l’interpénétration du processus d’écriture et de l’intoxication mentale, l’imbrication des sources et des modalités de cryptage : la façon dont les événements se transforment en récits. » Grâce aux filtres conjugués apportés par la réflexion sous-jacente sur le monde de l’édition et par la lecture non-manichéenne des conflits moyen-orientaux et israélo-arabes, « Frontières » dévoile le rôle du temps long qui seul structure les significations et permet d’échapper, en partie au moins, aux dictatures insidieuses de l’interprétation forcenée des coïncidences et de la disparition des limites entre démonstration et non-démonstration, caractéristique d’une véritable écologie de la manipulation intériorisée et auto-infligée. Dense, intense, rusé et paradoxalement joyeux, un grand roman de nos errances contemporaines.
La superbe chronique qu’en offre Caroline Hoctan pour Transfuge est ici.
Olivier Benyahya - Frontières - éditions Fayard
Charybde 2 le 20/04/2020
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