25/35 l'Homme-Sang en déplacement à Touville
Au bout du quai, le comité d'accueil se composait d'un seul membre. A grandes enjambées, un petit bonhomme d'une cinquantaine d'années s’est précipité à la rencontre de Biaise. Il n'avait rien d'un gangster. Avec sa légère calvitie, sa bedaine, ses bretelles et ses lunettes rondes, il ressemblait à un comptable. La poignée de main était énergique.
Les comptables, Biaise les imaginait la main molle et marchant lentement.
- Enchanté, André Pinteau. je suis comme qui dirait le factotum de monsieur Sergur. Je règle les problèmes ordinaires. Si vous voulez bien me suivre.
L’accent méridional donnait envie de rigoler, vite réprimée quand, à la sortie de la gare, Biaise a aperçu la dégaine des quatre énergumènes qui se tenaient, côté conducteur, devant les deux BMW M5 V10 grises, garées en double-file. Parmi eux, il a reconnu immédiatement Sergur. Sur une photo récente, exhibée par Bill, l’homme ne lui avait pas fait une impression aussi forte. Sa silhouette mince lui donnait dix ans de moins que les quarante-cinq qu'il affichait au compteur. Le front haut, cheveux bruns gominés en arrière, sourcils fins paraissant épilés, cravate noire et chemise blanche, il avait de l'allure dans son complet, et quelque chose de féminin, qui tenait sans doute à son passé de tapin de luxe.
La veille, Bill avait posé une mallette sur la table du salon de Biaise, l'avait ouverte puis avait dit J’ai un service à vous demander. Un pistolet était disposé dans son logement de mousse. Biaise a regardé l’arme puis Bill. Les choses devenaient de plus en plus incontrôlables.
- Un Browning, dit Bill. Indémodable. Un des meilleurs flingues du monde. Calibre 9mm Parabellum. Il est pour vous. Prenez-le. C'est juste au cas où.
- On en est vraiment là, Bill ?
- Oui, on est dans le rouge.
« Comme un putain de poisson dans son bocal, coincé à tourner sans fin, dont la seule issue est de sauter. »
- C’est une délicate intention. J’apprécie le geste. Mais je vais décliner. Je ne saurais même pas m’en servir.
- Ça s’apprend en deux minutes.
- Peut-être, mais c’est vraiment pas mon truc.
- Vous pourriez le regretter.
- Je ne regrette jamais rien, Bill.
Biaise avait omis de préciser à Bill qu’il avait gardé le pistolet tchèque et n’avait pas mentionné l’arme dans son compte-rendu de l’altercation avec Burton Jr..
- Alors, c'est quoi le service, Bill ?
- J'aimerais que vous vous rendiez à Touville. J'ai besoin qu'on me représente là-bas. D'habitude, je m’en charge moi-même mais là je suis occupé ailleurs. Ce n'était pas prévu mais c'est comme ça. Je n'ai personne d’autre sous la main. Je suis pris à la gorge. Si je pouvais faire autrement, je le ferais, mais voilà, c'est impossible. Je dois impérativement remonter sur Paris.
- Putain, Bill, venez-en aux faits.
- Il s'agit de superviser une opération. Je veux juste être certain que tout se passe bien.
- C'est quel genre d’opération ?
- Vous verrez sur place. Comment disent les Français ? Ah oui, ça se fera les doigts dans le nez.
- Je partirais quand ?
- Demain. Je vous ai pris votre billet de train. On vous attendra sur place.
- Allons, Bill, vous me prenez pour qui ? Vous croyez que je vous fais une confiance aveugle, que votre petit sourire de cobra à la con suffit à me convaincre. Vous n'allez pas vous en tirer aussi facilement. J'apprécierais beaucoup d'en savoir plus.
- J’ai engagé une équipe pour récupérer un bien précieux.
- Bill, je ne partirai pas. Je n'irai nulle part, si vous ne m'en dites pas plus.
Bill en avait dit plus.
Biaise avait surtout retenu le portrait de Sergur. L’homme n'avait rien d'un gosse des bas-quartiers. Il avait vu le jour à Neuilly, une cuiller en argent dans la bouche. Rien dans son éducation bourgeoise ne le prédisposait au crime. C'est le boulot qui l'emmerdait, c'est sa réponse au procureur qui l'avait interrogé la première fois sur la voie qu'il s'était choisie. Un putain de poil dans la main et une queue d’acteur de pornos ne lui laissaient pas trente-six solutions pour mener la vie oisive dont il rêvait. Jeune majeur, il s'était vite taillé une jolie réputation auprès de dames mûres et riches. Il leur faisait tourner la tête, au lit et ailleurs, et certaines mondaines savaient se montrer reconnaissantes et généreuses avec le jeune homme qui avait le don de leur faire oublier les absences de leur conjoint et les ravages du temps qui passe. Mais Sergur aimait un peu trop l'argent facile. Il s'est montré cavalier et gourmand et trop sûr de son charme. Un petit matin, un de ses maîtresses a constaté la disparition d'un de ses bijoux fort coûteux après que Sergur lui eut fait ses adieux. Condamné pour ce vol, il avait purgé deux ans de tôle. A sa sortie, sans qu'on sache avec certitude ce qui s'était passé, il s'était métamorphosé en vrai dur. Lié avec une bande de petits malfrats, il s'est lancé dans le cambriolage des résidences huppées de l'ouest parisien. Toutes les effractions ne se passaient pas en douceur. Sergur n'hésitait pas à se montrer violent. Après une série fructueuse, il a été balancé par un de ses receleurs à qui les flics avaient promis une remise de peine. Il a purgé la sienne sans moufter. De retour à la vie civile, interdit de séjour en Ile-de-France, il est descendu dans le sud-ouest où il n'a pas tardé à se faire une place dorée au soleil. Juste avant son départ, son receleur, lui, a trouvé la mort dans des circonstances qu'on dit mystérieuses. Malgré de fortes présomptions contre lui et les efforts des flics, rien n'a permis d'inculper Sergur.
Biaise n’a pas été présenté aux hommes de main dénommés Plat, Mandolewski et Hurms ( à quoi bon, dans leur secteur d’activités, faire de vieux os est un luxe, personne ne se souviendrait d’eux ). Ceux là n'avaient pas le profil de leur boss, ni celui de l’homme tranquille qu'ils faisaient mine d'arborer. Les crânes tondus, les carrures, les regards en coin, sur le qui-vive, les mains enfoncées dans les poches des blousons, comme prêts à sortir un coup-de-poing américain ou un flingue, vous incitaient à la plus extrême prudence. Biaise les a regardés, confus. Mais qu'est-ce qu’il était venu foutre dans cette galère ?
- Alors comme ça, c'est toi le fameux Biaise ? Bill m'a pas raconté de salades, t'es bien tel qu'il t'a décrit. Une vraie pub pour la préservation des espèces.
- Je suis en voie de disparition. C'est pour ça que je suis si précieux.
Ils ont échangé quelques autres politesses puis Sergur a dit qu'ils se retrouveraient le lendemain, très tôt dans la matinée. Sans plus d’explications. Hurms a ouvert la portière à l'arrière de la première berline. Sergur est monté, flanqué de Mandolewski. La portière à peine refermée, le bruit du système d’échappement a ébranlé la chaussée. Un son terrible, symbole de puissance et de vitesse.
Pinteau a demandé poliment à Biaise de bien vouloir prendre place à l'arrière du second véhicule puis il s'est installé à l'avant. Avant de démarrer, Plat a jeté un coup d'œil dans le rétro puis a bougonné quelques mots dans quoi Biaise a cru reconnaître celui de clown. Pinteau lui a dit de la boucler et de rouler.
On a déposé Biaise à deux pas de son hôtel. Un gourbi. Au fond d'une rue mal pavée, étroite et sale. Un repaire de putes, de macs, de dealers, de junkies, on en passe des pires et des meilleurs. Pour poser ses valises dans un endroit pareil, il fallait être en cavale, ou avoir une âme en perdition, de guerrier, d'aventurier ou tout bonnement être le dernier des abrutis, ou aveugle. Pinteau a rassuré Biaise en lui disant qu’il ne risquait absolument rien. Le mot était passé de lui foutre la paix et personne ne prendrait le risque d'enfreindre la consigne de Sergur, il le garantissait.
Le confort de la chambre était réduit au minimum. On avait changé les draps et laissé un savon, un gant et une serviette propres. Biaise ne se sentait pas seul. On entendait tous les détails de la vie intime des putains au turbin. Après un brin de toilette, il décida de s'accorder une sieste. Il s’est allongé sur le lit. Le sommier était rembourré avec des boules de pétanque. Biaise s’est endormi et a roupillé comme il ne l'avait plus fait depuis un bail.
A la tombée de la nuit, le quartier a pris des couleurs. Ça s'animait. Tout un monde interlope, salope, braillait dans un méli-mélo de langues des cinq continents. On riait gras et fort. Ça descendait et ça montait dans les cages d'escaliers. Trafics en tous genres.
Biaise s’est rendu à pieds dans un restaurant dont Pinteau lui avait filé le nom et l'adresse. Il était encore tôt, la salle était vide et ne payait pas de mine, mais la côte de bœuf, arrosée de trois double-whiskys, s’est avérée succulente. Le temps du repas, Biaise a pensé à sa vie, « Une impasse. » Au moment de régler l'addition, le patron en personne, tout sourire et courbettes, est venu l'informer que la maison se faisait un plaisir de lui offrir le dîner.
Dans la rue, Biaise a eu la sensation d’être en vacances. Son humeur était excellente. Il s’est laissé tenter par une gâterie. La dernière remontait à si loin, au siècle dernier. La fille l’a sucé dans le renfoncement obscur d'un porche. Biaise a pris le risque, se disant qu'elle recracherait le morceau, sans en faire toute une histoire, si sa bite venait à lui rester dans la bouche. Après tout, c'était une pro. Des anomalies de la nature, elle avait dû en voir. Des vertes et des pas mûres. L'affaire a été vite pliée. Biaise a joui très vite, malgré ses supplications de faire durer un peu le plaisir. Erreur. Elle avait redoublé d'efforts et il avait envoyé aussitôt la purée. Dans ce qu'elle a recraché entre deux voitures, il a jeté un coup d'œil discret. Ni son gland, ni un bout de sa bite ne figuraient dans le glaire de salive et de foutre. Il était toujours d’un seul et unique morceau. Biaise soupira.
Jean Songe 8/03/2020
25/35 l’Homme-Sang en déplacement à Touville