Arca donne de la voix sur @@@@@,
Avec @@@@@, un album/single de 62 minutes, Arca revient à la genèse de ses émotions, du son et de sa démarche. Et c’est un monolithe ultra-tech qui déboule pour affoler les plate-formes digitales en ne pouvant être tronçonné… l’électro-blues contemporain vous regarde ici dans les yeux. Descriptif laudateur.
Avec la radicalité sonore d’un Oneothrix Point Never ou les provocations industrielles de Genesis P. Orridge, l’artiste/producteur vénézuélien LGBTQI Arca débarque fin février 2020 avec @@@@@, un album/single de 62 minutes qui décoiffe le fond des oreilles et teint les mèches (des poils du nez). Mais pas seulement; car il enchante avec son immersion totale dans l’univers esthétique et les labyrinthes sensoriels d’Arca.
Evitez de raconter que c’est un inconnu - il a participé au Yeezus de Kanye West et produit Björk, FKA Twigs et Frank Ocean … entre autre, en menant de pair une carrière perso qui l’a fait reconnaître dans le monde entier pour ses idées de prod et sa démarche radicale et ludique à partir des formes familières de la musique électronique. Des voix apparaissent sur presque toutes ses œuvres mais jusqu'à son album éponyme de 2017, elles étaient enveloppées d'effets numériques glacés. Arca s’est 'imposée en tant que chanteuse, une artiste qui a utilisé le son (principalement) non modifié de sa voix avec beaucoup d'efficacité, parallèlement à une production de synthétiseurs soigneusement orchestrée. On entend ici un changement de cap qui intègre ce qu'elle a appris en moulant des voix brutes à ses sonorités inimitables, ce qui donne naissance à certaines de ses œuvres les plus délicates et les plus étonnantes.
Arca a construit sa carrière en décidant d’abandonner la voie toute tracée d’un riche vénézulien, trop coincé des lobes pour lui et de s’affirmer quoi qu’il en coûte avec sa musique. Encadré comme une émission de radio par un personnage nommé Diva Experimental, "@@@@@" corrompt les environnements d'écoute dans lesquels il a été diffusé. Bien qu'elle se déplace comme une mixtape, passant d'une séquence à l'autre (Arca les appelle des "quantums" et les a nommés et délimités avec des horodateurs), la chanson apparaît sur les services de streaming comme une heure de son brute. Si un algorithme la mange et la trie en une liste de lecture, il va profondément perturber le flux automatisé habituel. Si un auditeur espère entendre un moment précis dans la piste hors format, il devra faire un panoramique de sa longueur à la main, en plaçant son curseur à un endroit précis sur la barre de progression, comme si l'aiguille d'un tourne-disque était dirigée vers un sillon spécifique.
Tout au long de la pièce/morceau/concept, des moments de turbulence - battements de tambour bégayants, voix hachée et en boucle, leads de synthé désaccordés, tous des gestes familiers dans la musique d'Arca - laissent place à des oasis de sérénité. La vanité derrière la musique propose un monde surveillé par l'IA omnipotente, un avenir dystopique qui se sent à un battement de cœur de notre propre présent technocratique. La peur se répand dans la musique, ponctuée d'un soulagement palpable. Un bourdon de fond sinistre se fait envahir par un échantillon de rires quasi-maniaques ; le panopticon se dessine, et la Diva s'ébat loin de son regard. Arca invite à des moments de jeu et de sérénité, même dans les tons les plus oppressants de la pièce.
Sa voix, sourde et traitée mais reconnaissable dans son grain, gronde sous le rugissement d'une guitare électrique ou d'une cascade de rythmes irréguliers. Au cours de "Psychosexual" (environ 23 minutes), une voix abîmée et approfondie numériquement invite l'auditeur à "secouer cette chatte, salope... Je me fiche de savoir avec quel sexe tu es né/ Tu peux secouer cette chatte". La chatte est rendue comme une construction, un état d'esprit plutôt que de la biologie. Mais, comme dans ses précédents travaux, les moments les plus convaincants de "@@@@@" en sont aussi les plus tristes.
Dans l'étonnant quanta climatique "Form", la voix d'Arca se glisse sous une membrane d'effets - marbrée, éblouie et auto-accordée. Ses mots ne sont que des aperçus, la langue se formant puis se dissipant. Aucune percussion ne l'accompagne, seulement de langoureux lavis de synthétiseur. Sa voix, dans tout son traitement, transparaît avec une immense tendresse. Jamais sa musique n'a été aussi chaleureuse et intime, jamais elle n'a fait signe de la sorte. Sous une surveillance apparemment omnisciente, la question se pose de savoir comment communiquer avec les autres tout en restant inintelligible à l'infrastructure hostile qui accueille nos paroles. Comment se retrouver à travers des gouffres qui veulent nous séparer, nous aliéner, nous désespérer ? La musique, en particulier la musique du futur comme celle d'Arca, se glisse sous le langage. Ses structures peuvent être analysées par des algorithmes, ses connotations émotionnelles devinées par des machines, mais ce qu'elle fait aux gens, comment elle les déplace et les lie les uns aux autres, peut être imprévisible, plus difficile à saisir pour un ordinateur. Vous risquez d’être bien secoués par le voyage, mais comprendre/sentir est ici à ce prix. On adore !
Jean-Pierre Simard le 26/02/2020
Arca - @@@@@ - XL Recordings