26/35 L'Homme-Sang est d'humeur taquine et reptilienne
Le lendemain des funérailles d’Anna, Biaise est retourné à la fête foraine. Pour quelle raison, il l'ignorait lui-même. Il marchait sans doute sur les traces de son fantôme. Il a respiré sa présence dans les effluves de graisse, de fritures et de barbes à papa. Il a suivi des odeurs. Tout se mélangeait. Les annonces tonitruantes, le fracas des auto-tamponneuses et le vacarme ambiant lui ont torpillé les oreilles. Il a éprouvé le désir de s’isoler.
Le Palais des reptiles avait dû connaître son heure de gloire à l'exposition universelle de 1938. Sa façade décrépie, au vernis craquelé, exposait des motifs peints dans un style inspiré du Douanier Rousseau. Primitivisme qui avait eu son charme mais perdu de son éclat. Couleurs délavées, pisseuses. Les fiers serpents s'écaillaient. Autrefois, ils devaient se dresser, menaçants, à présent leurs ondulations évoquaient des cotillons et des serpentins à la fin d'un bal-musette à la salle des fêtes de Pedzouilleville.
En lui tendant le ticket d’entrée, le type dans la cabine rouge, un casque audio sur les oreilles, n’a pas daigné regarder Biaise. Il fallait être le dernier des ploucs pour choisir de se retrouver seul dans la baraque puante. La salle baignait dans une moiteur de serre tropicale. Le thermomètre affichait au moins trente-huit degrés sous la tôle. C'était étouffant. Air très lourd. Biaise a vite compris pour quelle raison l'attraction n'attirait pas grand monde. A l'heure des décapitations filmés en temps réel, qui s'intéressait encore à des serpents ( vus mille fois à la télé et dans des conditions plus croustillantes )? Si encore on avait eu le plaisir d'assister aux repas, quand on leur file des jolies petites souris blanches, vivantes et en train de couiner, et qu'ils les avalent très tranquillement en écartelant leur mâchoire inférieure montée sur ressort. Il n'y avait pas grand-chose à voir et il ne se passait rien. Les serpents roupillaient ou se terraient sous des cailloux. Des fainéants à sang froid. Comme il se demandait quel goût avait le serpent, Biaise entendit une voix dans son dos.
- On a un compte à régler tous les deux.
Biaise l’identifia aussitôt. Il se retourna.
Burton Jr. était appuyé contre un terrarium rempli de boas et de pythons de Seba, un sourire mauvais aux lèvres.
- J’ai pas très envie de discuter, dit Biaise
- Mais je ne suis pas venu pour ça, dit Burton Jr..
Le jeune homme décolla son corps du terrarium.
- Pas un mouvement de plus, dit Biaise qui, avec une dextérité qui le surprit lui-même, a sorti le CZ 92 de la poche de son veston.
Burton Jr. esquissa un geste. Biaise fit feu, « Tu vois pas que je tiens un pistolet, pauvre con et que je vais t'exploser la cervelle, que je vais en mettre partout et que les serpents vont se régaler avec ta compote de cerveau. » La paroi de verre du terrarium a dégringolé dans un fracas épouvantable. Biaise était minable comme tireur. Les reptiles, sortis de leur torpeur, ont commencé à glisser au sol. Burton Jr. s'est aperçu aussitôt qu'il s'était piégé tout seul. Il était coincé au milieu d'un tapis de serpents qui ondulaient et se contorsionnaient. Difficile de faire un pas sans foutre le pied sur une de ces satanées bestioles rampantes, dont certaines faisaient plus de quatre mètres. Il avait l'air très con de l'explorateur en chambre devant ces magnifiques spécimen de la jungle.
Biaise a souri et le second tir a pulvérisé un autre terrarium. Encore loupé. Un immense tuyau noir est tombé entre les pieds de Burton Jr. Un anaconda ! La bête semblait pressée de trouver la sortie.
Burton Jr. a éclaté de rire.
- T’es un putain de mauvais tireur.
Biaise a eu une pensée pour Jim Carrey, quand il traitait de gland Llyod qui venait de louper à bout portant l'enfoiré qui les menaçait, dans ce chef-d'œuvre qu'est Dumb & dumber, le meilleur film des frères Farelly, avant qu'ils ne se ramollissent et se la pètent un peu. Burton Jr. s’est remis à rire.
Sa revanche, Biaise allait la savourer en silence. Le con hilare n'avait pas senti les deux énormes pythons qui s'enroulaient délicatement autour de ses chevilles. Biaise le tenait toujours en joue. Après deux échecs, il n’avait plus envie de tuer l’Anglais. L'abattre de sang-froid aurait signé sa propre défaite. Il voulait juste que l’Anglais chie dans son froc. Biaise a pris son temps, s’appliquant pour viser. Burton Jr. ne riait plus. Ses lèvres se sont pincés. Il serrait les fesses. Son scrotum devait lui broyer les noix et son trou du cul se réduire à une tête d'épingle. Biaise a bloqué sa respiration, fermé les yeux puis pressé la détente. Un troisième terrarium a volé en éclats. Des varans, des iguanes, et une ribambelle de grosses araignées velues se sont mis à trotter un peu partout. Burton Jr. les a suivis du regard. Il aurait voulu bouger. Son corps ne répondait plus, comme si des maffieux lui avaient coulé les pieds dans un bloc de béton avant d'aller le balancer à la flotte. Il était pourtant au sec, sur terre, même si le sol bougeait, animé d'une vie qui lui était propre. Il secoua la tête puis baissa les yeux. Alors il les a vus et a senti leurs anneaux froids contre sa chair.
Les pythons se plaisaient sur ses jambes. Burton Jr. a crié. Hurlé. Donné des claques sur les reptiles. Pas très puissantes. Il n’osait pas appuyer les coups ; la trouille, peut-être, de provoquer leur colère. On ne sait pas trop à quoi cela ressemble la colère d'un python. On suppose que ce n'est pas beau à voir. On imagine le pire. Burton Jr. l’a imaginé sans doute. Les contractions des anneaux lui garrotteraient les cuisses, lui couperaient la circulation et il deviendrait bleu puis noir, ou bien elles les lui comprimeraient si fort que ses os se briseraient et ses jambes exploseraient comme s'il avait marché sur une mine anti-personnelle. Les bêtes restaient imperturbables, dardant leurs vilaines langues fourchues. Les poumons de Burton Jr. se sont vidés puis ça a été le tour de sa vessie. Souillé de pisse, hystérique, il a commencé à gigoter comme un épileptique qui ferait une démonstration de breakdance. Le bas du corps piégé, il a contorsionné son buste dans tous les sens en agitant les bras. Sa débauche de gestes l’a déséquilibré et envoyé au sol.
Quand sur leurs pattes grosses comme des doigts les mygales se sont ruées sur lui et lui ont grimpé autour du cou, son visage a eu une expression de pure terreur. Ses traits convulsés étaient laids. Il perdait la boule.
Supportant de plus en plus mal la laideur, Biaise est sorti discrètement, sur la pointe des pieds. Il ne voulait pas déranger les bestioles. Le type à la caisse comptait sa petite monnaie en hochant la tête au son de Rihanna dans son casque. Personne n’a prêté la moindre attention à Biaise. Il s’est glissé dans la marée humaine et s’est laissé emporter. La fête battait son plein. Les pulsations assourdissantes de la techno, le bruit des manèges et les cris de joie et de peur ont fait une douce musique à ses oreilles.
Les routes de Biaise et de Burton Jr. ne se sont plus jamais croisées. Le riche rejeton d’une lignée prestigieuse a été retrouvé recroquevillé sur lui-même, aphasique, plongé dans une torpeur profonde, qui a nécessité une prise en charge thérapeutique dans une clinique privée, aux tarifs ahurissants, d’où il n’est toujours pas sorti. Son esprit s’est effacé du monde.
Jean Songe le 26/02/2020
26/35 L'Homme-Sang est d'humeur taquine et reptilienne