La pop culture décalée de Pacôme Thiellement
Le superbe partage d’un chemin personnel opératoire, entre pop culture orientée et agnosticisme des « Sans Roi », avec intelligence et humilité.
En juin 2002, j’ai vingt-sept ans. Je pars au Japon avec Setsuko qui est alors ma compagne. Nous débarquons à Osaka, une ville qui m’émeut immédiatement, en particulier le contraste entre les rues ordinaires grises, humides et douces, et les temples shinto ouverts, colorés, éclatants. Puis nous nous rendons à Tokyo où nous nous amusons énormément de la façon dont les magasins japonais ont recyclé la langue française pour la transformer en quelque chose d’autre : la boutique de fringues chics Comme Ça du Mode, par exemple, mais aussi des restaurants qui se nomment, sans pronom, Table, Mouton, Grand Rêver. Il y a même un coiffeur qui s’appelle Milieu et un autre Touchez du Bois Ma Chère. Nous nous rendons en train à Kyoto et, dans un petit restaurant excentré où, seuls, nous mangeons des nouilles japonaises, la chaîne stéréo diffuse soudain la musique de Twin Peaks. Je touche le bois de la table, à défaut d’atteindre le milieu du grand rêve à saute-mouton. Toute une vie ne suffirait pas à apprendre à vivre.
Toute une vie ne suffirait pas à apprendre à vivre : c’est par ce titre de chapitre qui sonne comme un programme étrange et puissant que débute « Tu m »as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or », le nouvel ouvrage de Pacôme Thiellement, publié en janvier 2020 chez Massot Éditions. Trois ans après « La victoire des Sans Roi – Révolution gnostique » et deux après « Sycomore sickamour », ce nouvel ouvrage poursuit de plus d’une manière l’ample travail développé dans ces deux volumes de la collection Perspectives Critiques des P.U.F., en leur donnant un tour sensiblement plus intime.
Dix-huit ans après la publication de « Poppermost – considérations sur la mort de Paul McCartney » (la sortie de ce tout premier texte joue d’ailleurs un rôle de marqueur non négligeable dans le déroulement du présent ouvrage), il est toujours aussi impressionnant de constater à quel point Pacôme Thiellement est capable de mobiliser en un clin d’œil acéré une pop culture ramifiée – qu’il sait aussi analyser en détail (par exemple, dans « Les mêmes yeux que LOST » en 2011 ou, summum, dans les sommes considérables d’articles de « Pop Yoga » en 2013 et de « Cinema Hermetica » en 2016) – pour l’intégrer dans une argumentation personnalisée, sur les chemins de traverse philosophique qu’il poursuit.
Toute une vie ne suffirait pas à apprendre à vivre. Alors que j’imagine que je vais assassiner Masaaki Sakai à mon tour, je ne vois pas quelque chose qui est pourtant évident et que je mettrai des années à remarquer. Certes, les tueurs de stars sont des prêta, déjà morts dans la vie, errants comme des fantômes affamés. Certes, entre nous et le tueur de stars, il n’y a pas une différence de nature mais de degré. Certes, tout inassouvi est, en puissance, un tueur de stars et dans ce mauvais monde, nous avons tous la possibilité de nous transformer en prêta. Mais surtout leur chute est la conséquence probable d’une erreur que nous commettons tous et qu’ils ont simplement pris un peu plus à coeur que nous : faire de notre échec de vie une affaire personnelle.
Et c’est cette erreur qu’il s’agit désormais de mettre en lumière. Parce que notre malheur ne nous est pas « propre », il ne nous est pas « personnel ». Il répond à une règle générale de la vie sur Terre. Nous ne sommes pas malheureux par notre faute. C’est le fonctionnement de ce monde qui nous démoralise. Mais nous nous rendons doublement malheureux en pensant que c’est notre faute. Si nous savons que c’est ce monde mauvais qui nous rend malades, et non notre mauvaise nature, nous avons la possibilité de changer cela. Nous sachant non coupables de cette envie dont, pourtant, nous souffrons horriblement, nous avons la possibilité de défendre notre innocence contre ces sentiments qui nous font honte. Nous savons que la jalousie et l’envie exercent leur puissance sur nous comme des agents culpabilisateurs qui n’ont rien à faire dans notre économie psychique et que nous devons traiter comme des envahisseurs, en les chassant de notre cœur. Nous valons mieux que ça.
Ainsi, si c’est en compagnie de Mark David Chapman, l’assassin de John Lennon, que l’on semble presque musarder dans les premières pages de l’ouvrage, alors que s’opère déjà une méticuleuse mise en place, on rencontrera aussi au fil des pages le « Masquerade » de Kit Williams, l’inventivité permanente de Frank Zappa, l’invasion divine de Philip K. Dick, un poème rare de Baudelaire (qui fournira ainsi le titre du présent ouvrage), « L’art de la guerre » de Sun Tzu, le « Big Business » de Laurel et Hardy, « Le langage des oiseaux » de Farîd al-Dîn Attâr, la série « MilleniuM » de Chris Carter, le « Nadja » d’André Breton, le « Tintin et le temple du soleil » de Hergé, la sculpture horloge « Le défenseur du Temps » de Jacques Monestier, « L’herbe du diable et la petite fumée » de Carlos Castaneda (à propos duquel l’auteur précise, à toutes fins utiles : « Je sais que les romans de Castaneda sont des romans »), du « The House That Jack Built » de Lars von Trier, le « Une femme avec personne dedans » de Chloé Delaume, le « Twin Peaks » de David Lynch (l’une des références les plus permanentes au cœur du travail de l’auteur), « Le sens de la vie » des Monty Python, la série « Buffy the Vampire Slayer » de Joss Whedon (un autre marqueur essentiel, autant que discret ici), ou encore le « Philémon » de Fred (qui fera son apparition dans cet ouvrage dans des circonstances particulièrement émouvantes).
La tentation est grande de fonctionner avec la réalité comme l’enfant avec un livre de chasse au trésor, traquant les signes du joyau dans le moindre épisode de notre vie, un message caché dans le nom d’un magasin ou une direction dans le geste d’une actrice du film que nous sommes en train de regarder. Or, l’interprétation des signes est le plus souvent un symptôme de délire : paranoïa, érotomanie, dérive psychique. Ce n’est pas le fait de repérer des signes inscrits dans la réalité qui est délirant, c’est le sens qu’on peut leur donner lorsqu’on les fait dépendre de notre peur, de notre envie d’obtenir quelque chose et de notre illusion de grandeur. Le paranoïaque croit voir partout les signes de la manipulation des services spéciaux. L’érotomane pense que son amoureuse communique avec lui à travers les affiches qu’il peut apercevoir dans la rue. La personne en dérive psychique pense que les Anges lui indiquent le chemin vers son ascension messianique alors qu’elle s’enfonce dans les forêts de la folie.
La recherche intellectuelle et spirituelle qui était l’objet, académique et passionnant, de « La victoire des Sans Roi », ainsi que la tentative de délimitation des écueils de l’amour vain ou malsain (du « faux amour ») dans « Sycomore sickamour », se transforment ici sous nos yeux, par la grâce simultanée d’un tissu référentiel alerte et dansant et d’une orchestration de confidences intimes d’une sincère beauté, en quelque chose de rare : un guide souple de questionnement personnel, aux antipodes des manuels de self-improvement qui hantent trop de nos librairies aujourd’hui, un fil rouge résolument anti-sectaire pour traquer ce qui nous mine, en nous et autour de nous, un mélange gazeux idéal pour pratiquer les grandes profondeurs où évolue une substance qui pourrait être celle d’un certain bonheur tranquille et pourtant exigeant.
Notre vie est la description d’une guerre contre une partie de nous-mêmes qui n’est pas nous. Et ce que cette dernière essaie de nous faire croire, c’est également le mythe que « seuls les salauds gagnent » et que « les bons seront toujours perdants », ce serinage incessant inventé pour enténébrer notre cœur, que ce soit par le cynisme ou par la dépression. Cette idée engendre le cynisme si ce mythe nous rend salauds ; elle engendre la dépression si ce mythe nous remise, par le désir de rester honnête, dans le camp des perdants. Tous ces effets collatéraux de notre traumatisme premier, toute cette compulsion à répéter le malheur subi sont les effets de la présence de cette âme adventice. Alchimie, anamnèse : toute une vie ne suffirait pas à nous apprendre à vivre.
Nous aurons la joie de recevoir Pacôme Thiellement à la librairie Charybde (Ground Control, 81 rue du Charolais 75012 Paris) jeudi 5 mars prochain à partir de 19 h 30.
Pacôme Thiellement - Tu m'as donné de la crasse et j'en ai fait de l'or - éditions Massot
Charybde2 le 17/02/2020
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