23/35 Biaise se prend un coup de froid et c'est bien…

Pour la seconde fois, on avait essayé de lui faire la peau. De l’éliminer de façon définitive. Et on avait été à deux doigts de réussir. Biaise s’est frotté les paupières en se pinçant la racine du nez. Il a senti les globes oculaires rouler sous ses doigts. Bien. On le voulait mort.


C'était mal, mais le fait était là, incontournable, impossible de nier l'évidence ni retourner dans un ailleurs où on n'avait pas essayé de le flinguer. Cette fois-ci, il en avait réchappé par miracle. Il pouvait remercier le ciel, ou on ne sait pas quoi ou qui.

Inutile de chercher une logique à cette histoire totalement invraisemblable. Cela ne rimait à rien. Biaise vivait en plein cauchemar, baignant dans l’absurde et entouré de personnages grotesques d’un carnaval morbide.

Trois jours merdiques sans quitter l’appartement. Un empilement d’heures interminables. Biaise avait lu les premières pages de « Ce qui dépend de nous », le manuel d’Epictète. « Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. » Ça commençait bien, mais il s’était arrêté à « Quant au désir, pour le moment, supprime-le complètement. » Il avait essayé. Sans succès.

Signe majeur de dépression, il avait prêté une oreille distraite à Billie Holiday. Ça ne lui arrivait jamais. Billie, c’était sa religion. Il laissait la télé allumée sans le son, tapisserie d’images en mouvement. Il a vu des membres de la Jeunesse Civique, souriant, les bras chargés de livres, qu’ils allaient jeter au feu, devant un attroupement d’idiots qui photographiaient l’autodafé. Les écrits de dizaines d’auteurs partaient en fumée, pour cause de littérature non conforme au nouvel esprit français.

Le téléphone avait sonné, il n'avait pas répondu. Le répondeur avait enregistré très peu de messages et celui de Bill n’avait rien de notable. Biaise n’avait pas envie de grand-chose. Il buvait nettement moins qu’à l’ordinaire, un comble. Il savait ce qu’il avait. Merde, c’était pas sorcier, pas besoin d'être nutritionniste pour comprendre ça. C’était pas un mec difficile à satisfaire. Il avait faim. Faim. Une putain de faim !

Il serrait les dents.

Le plus dur, c'était de passer le cap des débuts de soirée. A partir de six heures, la bouche très sèche, la langue comme un vieux croûton, ses boyaux réclamaient le sang de la viande. Cette envie lui rongeait le foie, l’estomac, retournait les tripes, comme une brûlure au fer rouge. Le feu par le feu, le mal par le mal. Biaise tournait comme un derviche dans l’appartement. L’envie de se cogner la tête contre le mur, tous les signes du toxico en manque. Par intermittence, il a jeté un coup d'œil au frigo. Inutile. Pour supprimer son désir, il avait tout bouffé et puisé dans les dernières réserves, suçant les steaks congelés jusqu’à la dernière goutte de sang, Quel con !

La douleur ne s'estompait pas.

Pour tenter de l'oublier et parce que c'était indispensable, il est allé se mettre la tête dans le freezer vide. Le cou tordu, il a posé la tête à plat dans le compartiment gelé. Le froid l'a apaisé. Il est resté quelques minutes sans bouger.

Un autre rituel quotidien a consisté à surveiller de près ses selles. Après s’être soulagé, il les examinait. Il a renoué avec des pratiques anciennes. Les Mayas, les Egyptiens ? Les Martiens ? il ne savait plus, y lisaient l'avenir. Mais les apparences ont la vie dure ou molle, Biaise n’a rien vu de brillant dans ses excréments. Il ne voyait que du caca. Mais ce caca dégageait une puanteur infernale. C'était le diable et tous ses démons qui lui sortaient par le trou du cul. Sans aucun doute, il pourrissait de l'intérieur. Après avoir tiré la chasse, il vaporisait des quantités insensées de déodorisant au-dessus de la cuvette.

Alors Biaise s’est foutu à poils. Il a vérifié que la porte était bien fermée à triple tour, puis a ouvert le congélateur coffre et s’est glissé à l’intérieur. Le froid lui a mordu l'anus, mais c’était la seule façon de se sentir vivant.

Le troisième jour, le manque se faisait toujours ressentir. Ses mains ne lui obéissaient plus. Il essayait en vain de réprimer les tremblements. Il suait à grosses gouttes malodorantes. Son teint devenait de plus en plus livide. D'ordinaire, il tirait plutôt vers le jaune, comme un soleil pâlot, ou voilé par la pollution si on avait la fibre moins poétique. Ce blanchiment n'annonçait rien de bon, ses cellules dépérissaient.

Il n’y avait pas trente-six solutions. La question de savoir si l’aggravation de son état était une conséquence de la mort d’Anna ou lié aux autres événements ne se poserait plus. En vertu de quoi, Biaise est sorti et a claqué son dernier billet chez Blaniac.

Retour à la vie ordinaire pas ordinaire.

Quand Biaise est rentré dans l’appartement, il a jeté la viande par terre puis il s’est débarrassé de ses vêtements. Nu, il a roulé de plaisir sous la table en se frottant les steaks crus sur la peau avant de les dévorer.

Putain, qu’est-ce que c’était bon.

L’Homme-Sang de Jean Songe, chapitre 24/35